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La Scena Musicale - Vol. 14, No. 5 février 2009

Marc-André Hamelin : Carte blanche

Par Lucie Renaud / 1 février 2009

English Version...


Soir de concert, foyer de la salle. Deux mélomanes échangent sur les pianistes qui occupent l’avant de la scène internationale. L’un avance le nom de Marc-André Hamelin. L’autre s’emballe, souligne sa technique herculéenne, défiant les lois les plus élémentaires de la physique. Il parle de répertoire méconnu ou contemporain, si pointu que seuls les initiés en connaissent les arcanes.

Quiconque évoquerait le pianiste canadien en ces termes démontrerait combien il a peu suivi son évolution artistique au fil des ans.

Sans cesse, Hamelin tente de se dégager de cette étiquette de « supervirtuose », accolée par un critique du New York Times en 1988 et véhiculée depuis à tort et à travers. Il ne se considère aucunement comme un athlète du piano, mais compare plutôt son travail à celui d’un artiste-peintre qui doit, à travers une ligne, qu’elle soit mélodique ou esquissée au crayon, transmettre un message, un vécu, une émotion. « Je ne joue pas pour relever des défis, expliquait-il déjà à La Scena Musicale en décembre 2001. Je veux de la substance musicale d’abord et avant tout. Cela surprend, mais je le dis quand même. Je le répéterai jusqu’à ce que je sois exténué : la virtuosité ne m’intéresse pas. »  

L’écoute avant tout

Le culte de la personnalité entretenu par certains artistes et étiquettes le fait aussi grincer des dents et il souligne d’emblée ne pas être le seul. « Vous ne pouvez pas blâmer les promoteurs et les compagnies de disques de rechercher une formule gagnante, mais nous ne devrions jamais oublier la musique, jamais, souligne-t-il lors d’une entrevue accordée de sa résidence à Boston. Quand je joue en concert, je ne bouge pas beaucoup. Pour le grand public, j’imagine que je ne suis pas très intéressant à voir jouer. Je n’étudie pas mes tenues, préférant porter des vêtements normaux. On devrait aller au concert pour écouter, sans se laisser distraire par l’aspect visuel. Bien sûr, la première raison pour laquelle nous écoutons de la musique en salle est bien que l’ambiance y sera toujours meilleure que dans votre salon, peu importe la qualité de votre chaîne stéréo. » Il existe deux genres de public, croit-il, « Ceux qui tiennent absolument à entendre toutes les notes parfaites et qui ne peuvent supporter même une seule fausse note quand ils écoutent le disque, mais aussi ceux, nombreux, qui recherchent essentiellement l’expérience du concert. On ne peut pas plaire à tout le monde. C’est bien beau d’écouter des disques, mais il faut rester en contact avec l’expérience de concert. »

Pour lui, si justice est rendue au compositeur, la personnalité de l’interprète se transmettra de toute façon : « Il faut accepter de se mettre à la place des compositeurs. Souhaiteraient-ils vraiment que l’interprète leur mette des bâtons dans les roues ? Je ne pense pas. Certains compositeurs ont affirmé qu’ils aimaient beaucoup l’individualité; Grieg entre autres admettait des interprétations autres que celles qu’il avait imaginées. Pourtant, plusieurs autres, Beethoven et Chopin par exemple, ont noté leurs œuvres d’une manière exacte et bien des pianistes ignorent totalement nombre de ces indications. Je retourne toujours à la partition. »

Celui qui n’a pas hésité à aborder certaines des pages les plus
terrifiantes du répertoire, s’y reprenant à plusieurs fois même dans certains cas avant de les débroussailler, avoue pourtant que là ne
réside pas la plus grande difficulté de son travail d’interprète. Le 6 octobre 2003, il se confiait à l’animatrice Cathy Fuller, de la radio publique de Boston WGBH, lors d’une entrevue qui allait percuter le cours de sa vie amoureuse, moment dont il parle aujourd’hui avec une tendresse et un romantisme absolument charmants. Fascinée par son jeu parfaitement calibré, elle avait évoqué sa patience avec la sonorité. « Vous me faites peut-être là le plus grand compliment, avait avoué le pianiste, déjà sous le charme. Quand on me demande ce qui est le plus difficile à jouer, je vois bien quelle réponse on attend. En réalité, la plus grande difficulté est de s’écouter comme si vous étiez quelqu’un d’autre, de façon aussi objective et constructive que possible parce que, lorsque l’on est entravé par la production du son, par les gestes, il est très difficile d’entretenir une perspective objective d’auditeur. Le secret est de ne pas écouter ce que vous souhaitez entendre, mais d’écouter ce qui sort de l’instrument. Je ne suis jamais totalement satisfait du résultat. »

Hamelin fois quatre

Marc-André Hamelin n’est pas qu’un virtuose remarquable, au jeu éblouissant. Il demeure avant tout un musicien complet et il le prouvera lors d’une série de quatre concerts présentés du 9 au 16 mars, cadeau fastueux que s’offre – et lui offre – la Société Pro Musica de Montréal pour son 60e anniversaire. On pourra apprécier son talent sous quatre éclairages différents alors qu’il jouera en solo, en duo, comme chambriste et comme soliste avec les Violons du Roy.

Le premier contact avec le Quatuor Leipzig s’est avéré si stimulant qu’Hamelin n’a pas hésité à les convier à cette fête à nulle autre pareille. Il en parle encore avec un rien d’ébahissement dans la voix. Trois heures de répétition avaient été prévues à l’horaire, mais après 45 minutes, les membres du quatuor l’avisaient qu’ils lui faisaient entière confiance. Le lendemain, au petit-déjeuner, ils osent lui demander de sauter la générale. Estomaqué, il accepte. Le soir du concert, la symbiose est si parfaite qu’on aurait pu croire que les cinq musiciens avaient joué ensemble toute leur vie. À Montréal, ils interpréteront le Quintette de Dvořàk et seront rejoints par Lara St. John dans le Concert pour quatuor à cordes, piano et violon de Chausson, une œuvre qu’Hamelin affectionne tout particulièrement.

Deux jours plus tard, il retrouvera une autre complice, la soprano Karina Gauvin, avec laquelle il enregistrait en 1999 Fête galante, disque de mélodies françaises louangé par la critique et récompensé par un Prix Opus. Les calendriers chargés de l’un et de l’autre n’ont pas permis à leurs routes de se croiser très souvent au fil des dix dernières années, mais un soir seulement, piano et voix rejetteront leur individualité pour se fondre en une entité supérieure dans laquelle la communion non verbale jouera un grand rôle.

Repousser les limites du genre

Pour conclure cette semaine de défis, le pianiste offrira au public montréalais un récital éclectique, qui s’ouvrira sur deux sonates de Haydn, compositeur auquel il a consacré un enregistrement (un nouveau sera lancé sous peu). « Pourquoi Mozart, Beethoven et pas Haydn ? demande-t-il. Haydn regorge d’intérêt, de musique, il mérite vraiment d’être joué. Il est plein de vibrance, d’humour, de pathos, son esprit déborde d’inventivité et d’un don mélodique tout simplement merveilleux. Il faut le prendre au sérieux, c’était quand même un maître. » Il enchaînera avec la redoutable Sonate en état de jazz du pianiste Alexis Weissenberg, créée en 1982 par Cyprien Katsaris, qui évoque tour à tour un tango sublimé et nostalgique, un Charleston chaloupé, un blues aux harmonies inusitées et une samba particulièrement éclatée. (On peut retrouver l’œuvre, ainsi que des pages de Kapustin, Gulda et Antheil sur un enregistrement récent d’Hamelin, huitième nomination aux Grammys de l’artiste.) Il complétera le programme par la Barcarolle et la Troisième Ballade de Chopin ainsi que la troisième des flamboyantes Métamorphoses symphoniques sur des thèmes de Johann Strauss II, « Aimer, boire et chanter ».

Il présentera aussi deux de ses Douze études dans tous les tons mineurs, no 8, « Erlkönig » (d’après Goethe) et no 7 (d’après Tchaïkovski, délicate berceuse pour la main gauche). Le cycle, amorcé il y a déjà plus de 20 ans, en voie d’achèvement, sera publié chez Peters. « C’est comme un rêve », affirme celui dont un premier recueil, Con Intimissimo Sentimento est paru aux
éditions japonaises Ongaku No Tomo. S’il ne souhaite pas se consacrer un jour exclusivement à la composition – « Je suis un pianiste qui écrit, je ne suis pas compositeur », affirme-t-il –, il soutient néanmoins que, tout comme la musique de chambre, elle devrait faire partie du curriculum de tout pianiste. « Pour moi, c’est absolument primordial pour se développer au maximum en tant que musicien. Il faut savoir comment les compositeurs se sentaient quand ils s’évertuaient à écrire les choses que nous allons interpréter, décoder. » Dès ses premières leçons, il s’est dit émerveillé par la partition elle-même, par le travail qui menait à son achèvement et avait souhaité faire de même. « Personne ne m’a encouragé à le faire, c’est venu de moi. Le fait de noter de la musique, nos pensées, pour qu’elles soient comprises aussi exactement que possible par un interprète est une tâche presque insurmontable, qui me plonge parfois dans l’agonie. »

Trouver l’équilibre

Les enregistrements en studio restent source d’inspiration pour le pianiste.  Près de 60 disques, la très grande majorité sous étiquette exclusive Hypérion, ont ponctué le parcours de l’artiste depuis 1987. « Un auditoire peut nous inspirer, mais nous n’en avons pas nécessairement besoin. Des choses merveilleuses peuvent arriver, même en studio », confie celui qui a souhaité réhabiliter les œuvres méconnues d’Alkan, Busoni, Medtner et Szymanowski, mais aussi présenter sous un jour neuf Haydn, Schumann, Brahms, Liszt,  Albéniz et Chopin. (Son enregistrement des Sonates nos 2 et 3 du compositeur vient d’être lancé.)

L’expérience si particulière du concert semble trop vitale à l’interprète pour qu’il considère pour l’instant diminuer la cadence, et ce, malgré les nombreuses heures perdues dans les aéroports. « À mesure que les années avancent, avec la maturité, il y a des choses qui se perfectionnent, on voit plus clair en fin de compte, admet-il à 47 ans. J’ai toujours à peu près le même contact avec le public, peut-être parce que je ne l’ai jamais sous-estimé. Je sens toujours qu’il est là, qu’il y en a au moins une partie qui souhaite découvrir quelque chose et j’espère – et c’est dans cette optique-là que j’offre mon répertoire –qu’ils accepteront de me suivre dans cette aventure. Je ne souhaite jamais les surcharger. Quand je présente des œuvres qui ne sont pas connues, je garde toujours espoir qu’elles ont peut-être une chance de se mériter une place dans le répertoire courant. On peut jouer ce que l’on veut, c’est le traitement qui importe, la façon d’aborder l’œuvre. Il faut trouver l’équilibre entre son propre goût et celui du public. »

Le pianiste croit profiter d’une belle qualité d’écoute dans le monde entier et évoque avec le sourire l’acoustique exceptionnelle des salles du Japon et le soin apporté aux instruments, « des Steinway allemands traités aux petits oignons ». Il conçoit le piano comme une extension de sa pensée, un outil de transmission. « S’il y a des imperfections, elles nuisent à la transmission. Chaque concert devient une occasion de traduire ce qu’on veut avec plus ou moins de succès, selon l’état du piano. Évidemment, il faut s’habituer à l’instrument autant que possible pour pouvoir traduire ce qu’on veut le plus fidèlement possible. Il faut parfois faire des compromis, posséder une capacité aussi grande que possible de s’adapter. Et même si je pouvais jouer le même instrument – et seuls les plus fortunés d’entre nous peuvent le faire –, c’est une salle différente. On ne ressentira pas le son de la même façon, je l’ai observé plusieurs fois. »

Au cours des prochaines années, le nom de Marc-André Hamelin continuera-t-il d’être invoqué par les passionnés du piano ? Assurément. « La légende d’Hamelin grandira : en ce moment, il n’y a personne comme lui », écrivait déjà il y a quelques années Alex Ross du New Yorker. Il est « l’un des plus aventureux et certainement des plus courageux pianistes de notre époque », avançait l’International Piano Quarterly. On a récemment décerné au pianiste le prestigieux et rarement octroyé Prix des critiques de disques allemands pour l’ensemble de son œuvre. Face aux louanges, le musicien haussera vraisemblablement les épaules. Que veut dire la reconnaissance quand on la compare à l’art, à l’amour, aux petits bonheurs quotidiens ? Faire chanter le piano, encore et toujours : voilà le sens d’une vie. 


Société Pro Musica, série Saphir : Marc-André Hamelin, passionnément ! 9, 11, 13 et 16 mars, Théâtre Maisonneuve. 514-842-2112, www.promusica.qc.ca

Tous les abonnés de La Scena sont automatiquement admissibles pour gagner les 5 derniers enregistrements de Marc-André Hamelin, grâce à Hyperion: (1) Chopin (2) In the state of jazz (3) Alkan (4) Plays Villa-Lobos (5) The composer pianist. Le tirage aura lieu le 23 février.


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