Christopher Jackson - 35 ans de rhétorique musicale Par Wah Keung Chan and Nisa Malli
/ 13 octobre 2008
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Christopher
Jackson, cofondateur du Studio de musique ancienne de Montréal, trouve
souvent le répertoire baroque un peu ennuyeux. « Il y a une limite
à écouter du Vivaldi et du Telemann !
Je préfère la musique de transition du XVIIe siècle. La fin du XVIe
bourdonnait de créativité ! » Jackson aime Monterverdi, Haendel et,
surtout, Bach. « On peut lui consacrer toute une vie », dit-il. Ce
que, précisément, il a fait. Jackson fonde le Studio de musique ancienne
il y a 35 ans, à une époque où les concerts de musique baroque n’existent
pour ainsi dire pas en Amérique du Nord et où personne ne s’y intéresse.
Le Studio, pionnier de ce répertoire, en est aujourd’hui un éminent
représentant au Canada.
Les débuts du Studio
La fondation
du Studio est le fruit d’une rencontre entre Christopher Jackson,
Réjean Poirier et Hélène Dugal à Paris en 1973. En dépit de son
caractère inédit, le premier concert du Studio attire 400 auditeurs.
À l’origine, Jackson souhaitait mettre sur pied un organisme qui
chapeauterait et ferait vivre de ses revenus plusieurs formations instrumentales
et vocales. À son grand regret, ce projet ne s’est pas réalisé.
À la place, de nombreuses formations indépendantes ont vu le jour,
« chacune avec sa propre infrastructure ». Au départ, Jackson se
charge du chœur; lorsque le Studio se tourne définitivement
vers la musique vocale, il en devient le directeur artistique.
L’enfance
Né dans une
famille de musiciens et fils de pasteur, Jackson baigne dans la musique
depuis l’enfance. À 12 ans, il touche l’orgue à l’église. Il
prend des cours à Moncton chez les religieuses, puis va étudier à
l’École Vincent-d’Indy et finalement au Conservatoire de musique
de Montréal auprès de Bernard Lagacé (orgue) et Gilles Tremblay (analyse).
Ensuite le voilà facteur d’orgue chez Casavant. Jackson attribue
à l’influence de Lagacé une bonne part de ses succès ultérieurs.
« À ses côtés je n’ai pas seulement appris à jouer de l’orgue.
J’ai appris l’art, la vie. Travailler avec lui, quelle expérience
! »
Bach, un point tournant
Quand il parle
de Bach, Jackson s’anime. « Bach est un jalon majeur. Après lui,
tout l’appareil de la rhétorique disparaît. La musique devient un
divertissement, elle perd toutes ses autres fonctions. » Le musicien
décrit les œuvres de l’époque comme des legos, des constructions
jaillissant de formules. Pour lui, Bach n’a pas écrit de musique
à formule, mais il en souligne le caractère répétitif, et opaque.
« Bach ne livre pas d’emblée ses secrets ». L’intérêt de sa
musique tient aux dimensions sous-jacentes à son écriture, à la rhétorique
musicale et au caractère propre à chaque tonalité : ré
majeur est la tonalité du faste royal, associée aux trompettes.
Mi mineur s’apparente au mode phrygien, « un mode terriblement
poignant, déchirant, qu’on n’employait pas sans raison ».
La rhétorique musicale
Jackson revient
constamment sur le sujet de la rhétorique, l’art de la persuasion
pratiqué dans la Grèce et la Rome antiques. « En général on analyse
une fugue en identifiant le sujet et le contre-sujet. Cet exercice n’est
pas inutile, mais c’est comme dire, au sujet d’une maison, “voici
une brique, voici un parquet, voici un toit” sans expliquer comment
les parties de la maison tiennent ensemble, ni à quel usage la maison
est destinée. » Ce qu’il faut, à son avis, c’est convaincre par
le dialogue et le débat. « L’analyse rhétorique est absolument
fondamentale, en particulier dans les œuvres de la fin du XVIe et du
début du XVIIe siècle. » La relation qui existe entre leurs diverses
parties est une relation rhétorique : après l’ouverture du morceau
(l’entrée en matière), les idées sont énoncées les unes après
les autres, puis la discussion commence. Le morceau culmine par un combat
qui oppose le thème et un contre-sujet, les deux cherchant à triompher
dans l’oreille des auditeurs. À la conclusion de l’œuvre, le thème
est toujours vainqueur. Dans la polyphonie du XVIe siècle, les chanteurs
« débattent » entre eux. Chaque énoncé musical est soit une réfutation,
une affirmation ou une idée neuve. « Toutes les notes ont une fonction,
pas une n’est accessoire. » Jackson insiste : on devrait enseigner
dans les universités les principes de la rhétorique classique traditionnelle.
La liturgie
Bach a vécu
à une époque où la plupart des compositeurs gagnaient leur vie en
écrivant de la musique liturgique. Jackson s’émerveille devant la
quantité énorme de musique qu’il a produite durant sa vie. L’opéra,
genre le plus populaire du temps, a servi de modèle à la plupart des
passions et des cantates du temps; Bach s’en est inspiré pour ses
messes et ses cantates. Pour Jackson, il importe de bien comprendre
les rôles du récitatif et de l’air. L’Oratorio de Noël
commence et se termine par un choral de passion préfigurant la mort
de Jésus. L’auditoire de l’époque reconnaissait les allusions
liturgiques associées à cette musique. Chez Bach, particulièrement
dans les récitatifs, l’important se cache sous la surface. « Si
vous n’êtes pas conscient des évocations sous-jacentes dans sa musique
ou que vous ne les sentez pas », ou si l’exécution manque de sincérité
ou de naturel, « Bach peut être ennuyeux ».
De foi luthérienne
orthodoxe, Bach exprime dans son œuvre toute la rigueur du piétisme.
« La profondeur dont Bach dote les textes liturgiques ou bibliques
me fascine, dit Jackson. Sa musique emprunte de tous côtés à la théologie
luthérienne. On n’en finit pas de découvrir ce qui se cache au fond
de sa musique. »
Jackson aime
aussi recréer le contexte historique des œuvres, apprendre comment
elles ont été accueillies et ce qui a inspiré le compositeur. Il
travaille de près avec des musicologues et des historiens de la musique,
transposant des partitions et retraçant les étapes de leur création.
« Je cherche toujours les marques d’authenticité, explique-t-il.
Il faut comprendre la mentalité de l’époque pour saisir le sens
de cette musique. Il faut cultiver des affinités pour ce mode d’expression
et son contenu. »
Évolution
« L’évolution
du chœur sous la direction de Christopher est très nette », dit Marie-Claude
Arpin, membre du Studio depuis 25 ans et directrice de Production. Arpin
trouve que le répertoire plus familier a gagné en profondeur. À la
tête de 12 exécutants qui chantent à 8 sinon 12 voix, Jackson ne
se considère pas comme un chef de chœur à proprement parler. Pour
Arpin, également membre des chœurs de l’Opéra de Montréal et de
l’Orchestre symphonique de Montréal, l’exercice est différent
au Studio, du fait que « nous sommes des solistes qui doivent en même
temps fondre leur voix dans l’ensemble ». La sonorité du chœur
a été cultivée avec soin au fil des ans. « Nous accordons les voix
en répétition », dit Jackson qui, chose étonnante, n’est pas un
adepte du son « blanc » typiquement baroque. « J’aime les voix
chaleureuses qui sont bien développées et souples, et les chanteurs
qui s’investissent dans les œuvres. » De l’avis d’Arpin, la
palette de couleurs de l’ensemble s’est développée. En ce qui
concerne l’absence de vibrato dans la musique ancienne, Jackson explique
qu’il est difficile de chanter juste quand le vibrato des voix est
fort. Aussi n’y a-t-il recours que pour créer un effet particulier
dans certains passages.
Limier de la musique
« La rhétorique
ne représente qu’une des dimensions [de la musique ancienne]. Il
y en a des tas d’autres. De nos jours, on parle beaucoup de “notions
de signification” et autres sujets restés jusqu’à maintenant inexplorés.
Dans les années 1750, après la mort de Bach, beaucoup de traditions
se sont perdues. Je crois qu’il faut maintenant retracer nos pas et
essayer de comprendre la musique ancienne d’une nouvelle façon. »
Avec les spécialistes dont il s’entoure, Jackson s’emploie à redonner
vie à des œuvres qu’il a dénichées dans les bibliothèques et
les archives. Dans bien des cas, elles présentent une notation archaïque
ou sont divisées en cahiers distincts pour chaque voix. Chaque année,
le Studio de musique ancienne de Montréal fait entendre des œuvres
qui n’ont pas été jouées depuis des siècles, et les publie pour
en donner l’accès à d’autres chœurs.
Hors du Studio
Jackson fait
partie depuis 1973 du corps enseignant de la faculté de musique de
l’Université Concordia. Doyen de la Faculté des beaux-arts de 1994
à 2005, il fut l’un des instigateurs du nouveau pavillon intégré
Génie, informatique et arts visuels, un bâtiment ultramoderne équipé
d’installations de pointe. Il pilote actuellement le Projet Sœurs
grises, une entreprise de longue haleine visant à transformer la maison
mère de l’Ordre des Sœurs grises, un édifice patrimonial, en carrefour
d’échange pour la collectivité artistique de l’Université. Cela
en ferait une école d’arts unique en son genre en Amérique du Nord.
Des idées qui viennent de loin
Le Studio de
musique ancienne de Montréal lance le 26 octobre prochain sa 35e saison
de cinq concerts. Le même mois, il entreprend une tournée du Canada
avec l’ensemble de cuivres anciens Les Sacqueboutiers de Toulouse.
En décembre, on l’entendra dans Échos de Rome, un concert de musique
polychorale issue de Rome et du Vatican dont une grande partie n’est
pas connue des auditoires contemporains. (La forme polychorale est née
à Venise, qui en conserve la gloire. À Rome, où elle a été adoptée,
elle a néanmoins donné « des œuvres magnifiques, de grandes découvertes
», affirme Jackson.) Suivra en février le concert Back to Bach, coproduit
avec Les Boréades de Montréal. En avril, on marquera cette 35e saison
avec un programme intitulé Tallis & Cie: Voices at the Summit,
produit en collaboration avec les Tallis Scholars d’Angleterre et
composé d’un florilège d’œuvres du XVIe siècle. L’ensemble
participera également au prochain concert-bénéfice de La Scena
Musicale qui se déroulera à la salle Pollack le 14 février 2009.
Le Studio clôturera sa saison par un concert conjoint avec l’ensemble
Caprice.
Quant à Jackson,
il s’est mis à la navigation à voile pour célébrer ses 60 ans.
Originaire de la Nouvelle-Écosse, il en rêve depuis qu’il est enfant.
« Nous n’avions pas de bateau, mais j’ai toujours souhaité en
avoir un. Je me suis dit : qu’est-ce que tu attends, embarque ! »
Comme le Studio de musique ancienne, Christopher Jackson n’en est
pas à une nouvelle aventure près.
Prochains
concerts :
›
-Les Ors de Saint-Marc
26 octobre 2008
Église Saint-Léon (métro Atwater)
›
-Échos de Rome
14 décembre 2008
Église Saint-Léon (métro Atwater)
›
-Back to Bach
1er février 2009
Église Saint-Irénée (métro Lionel-Groulx)
›
-Tallis & Cie: Voices at the Summit
5 avril 2009
Église Immaculée-Conception (métro Papineau)
›
-Le Faste de la France
3 mai 2009
Église Saint-Léon (métro Atwater)
www.smam-montreal.com
www.scena.org/benefit
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