Jonathan Crow: Instrument de transmission Par Lucie Renaud
/ 8 juillet 2009
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Si on tente d'accoler une étiquette
à Jonathan Crow, on reste démuni tant il prend un malin plaisir à
les balayer du revers de la main. Né à Prince George en Colombie-Britannique,
il a adopté Montréal sans réserve depuis ses études universitaires.
Quand il échange avec un interlocuteur, il le fait de façon volubile
et pourtant, il semble toujours particulièrement attentif aux propos
glissés par l'autre et y réplique sur-le-champ. Doté d'un physique
plus qu'avantageux, il choisit le plus souvent la discrétion. On
demeure avec l'impression qu'il a ni plus ni moins grandi sous le
regard bienveillant des abonnés de l'OSM, troublés presque autant
par sa justesse irréprochable et l'ampleur de sa sonorité que par
son air d'éternel adolescent. On parle de lui en l'appelant Jonathan,
jamais M. Crow. Difficile d'admettre, sauf en acceptant un décompte
rapide - il est né en 1977 - que la poussette deux-places stationnée
au pied de l'escalier de sa résidence et les petites espadrilles
dispersées dans l'entrée confirment qu'il est un père comblé,
qui ne s'offusque même pas que son aînée préfère le son de la
voix ou du violoncelle à celui de son violon.
Musicien d'orchestre, soliste,
chambriste, pédagogue, il refuse d'être cantonné dans un seul genre.
Il fréquente avec autant d'aisance Bach ou Tchaïkovski que Ligeti,
Schnittke ou des compositeurs canadiens tels que Michael Conway Baker,
Eldon Rathburn, Barrie Cabena, Ernest MacMillan ou Healey Willan. «
Je trouve particulièrement intéressant qu'un élève arrive avec
une pièce contemporaine dont je ne sais rien, confie-t-il. Cela m'aide
à élargir mes connaissances musicales. Il y a tant de répertoire
à couvrir et tellement de choses intéressantes à faire ! »
Entré à 19 ans à l'Orchestre
symphonique de Montréal en tant que deuxième violon solo associé,
il migre après quelques mois vers la chaise de premier violon solo
associé. En 2002, il est nommé violon solo, devenant ainsi le plus
jeune instrumentiste à occuper un tel poste au sein d'un grand orchestre
nord-américain - fonction qu'il a assumée jusqu'en 2006. Entre
deux concerts de la saison régulière, il continue de jouer comme soliste
avec d'autres ensembles. En mai 1997, il interprète le Concerto
pour violon de Tchaïkovski lors d'un concert-bénéfice au profit
du Victoria Symphony, placé sous la direction de sir Yehudi Menuhin.
Soufflé par ce qu'il vient d'entendre, ce dernier le réinvite
à se produire avec l'orchestre l'année suivante. Dans une entrevue
accordée à La Scena musicale en 1999, Jonathan Crow affirmait
vouloir donner une dizaine de concerts solos par année. Il maintient
toujours cette promesse, malgré ses 18 étudiants à l'Université
McGill et ses activités de chambriste, que ce soit au sein du trio
à cordes Triskelion, avec ses complices l'altiste Douglas McNabney
et le violoncelliste Matt Haimovitz (tous deux également professeurs
à l'Université McGill), avec lesquels il a récemment enregistré
les Variations Goldberg ou, dès juillet, avec les membres du
nouveau Quatuor Orford (voir encadré).
Il préfère de loin l'effervescence
de projets multiples au train-train routinier. « Le public devient
souvent blasé et c'est dommage, explique-t-il. C'est pourquoi j'ai
choisi de me concentrer sur le répertoire de musique de chambre à
ce stade-ci de ma carrière. J'ai beaucoup aimé jouer dans un orchestre
mais, dans une salle de 3000 places, la personne assise au dernier rang
semble terriblement loin de vous et il est difficile d'établir un
rapport avec elle. Si vous jouez par exemple les Variations Goldberg
pour 300 personnes, vous pouvez voir la personne dans la dernière rangée
et dire si elle ronfle, si elle apprécie ou si la musique la touche.
Cette interaction avec le public permet de rendre chaque concert différent.
Quand il y a trop de personnes dans la salle, la foule devient sans
visage et vous ne pouvez plus maintenir cette connexion. »
Il avoue ne pas adhérer aux discours
des fatalistes qui brandissent la menace de l'extinction prochaine
de la musique de concert : « On en parle depuis des centaines d'années
! Je pense que les jeunes musiciens sont très réalistes quant à la
musique classique. Il y a quelques années, le but était d'obtenir
un poste dans un orchestre. Ce n'est pas qu'ils refusent cette éventualité,
mais ils ont aussi des projets très intéressants. Certains parlent
d'enseigner en Inde, d'autres de jouer dans des lieux inusités,
comme le fait Matt Haimovitz. Le milieu évolue, tout simplement. En
tant que musiciens classiques, nous devons mieux comprendre notre rôle.
Dans une salle, 10 % du public n'est là que de corps, 80 % souhaite
un bon divertissement, une belle soirée et apprécie le concert et
le 10 % restant est constitué de personnes que vous pouvez réellement
toucher... peut-être même seulement 5 %, peu importe. Mais chaque
fois que j'ai joué les Variations Goldberg, au moins une personne
est venue me dire que c'était le concert le plus merveilleux auquel
elle avait assisté. Si nous pouvons susciter de telles réactions,
nous aurons plus que réussi notre pari. Le public en aura retiré quelque
chose, aura été touché par la musique. »
Cette proximité, il la recherche
également en récital ou dans le studio d'enregistrement, même si
elle est moins palpable quand il s'agit de transmettre, comme sur
ce CD sous étiquette XXI-21, les subtilités d'un répertoire pour
violon solo aussi exigeant pour l'interprète - notamment dans la
redoutable sonate de Bartók - que pour l'auditeur, qui ne sait
pas toujours où donner de l'oreille. « Quand vous voyez un violoniste
et un pianiste s'avancer, vous avez des attentes, même si elles peuvent
se révéler fausses. Vous savez que le piano aura la ligne de basse,
par exemple. Quand vous pensez à un violon seul, vous vous demandez
peut-être : "Où est la basse ?" C'est une chose à laquelle
je réfléchis quand je joue : qu'écoutera l'auditeur, de quoi
a-t-il besoin pour que le tout soit cohérent ? Il doit avoir une idée
générale de la structure et je m'applique donc à la clarifier.
Cela est encore plus difficile à établir quand vous enregistrez car,
au concert, le public peut voir ce que vous faites, comment vous respirez,
quand les notes sont produites. Sur un enregistrement, il n'y a rien
de tout cela. »
Ce lien privilégié, il le développe
aussi avec ses élèves, dont il parle avec fierté. « Je ne savais
pas à quoi m'attendre quand j'ai accepté ce poste à McGill. J'avais
déjà enseigné, mais jamais à autant d'élèves à la fois. À
18 élèves, ils deviennent pratiquement une famille et ils s'entraident.
Ils jouent l'un pour l'autre, offrent des suggestions d'interprétations,
se félicitent, s'encouragent. » Il essaie également de s'adapter
à leurs diverses personnalités, tout comme son professeur Jehonatan
Berick l'a fait avant lui : « Une des choses que j'aimais chez
lui, c'est qu'il n'avait pas de système. Quand il enseignait,
il le faisait selon les forces de chaque élève. Il était exceptionnel
pour adapter son enseignement et c'est quelque chose que j'essaie
de faire constamment. Tous les élèves ont des besoins différents.
Peu importe qui nous étions, il nous traitait avec le même respect,
semblait s'intéresser à chacun de nous. »
Cette considération, cette complicité,
il les transmet aussi bien au concert qu'en répétition. « Nous
avons joué ensemble plusieurs fois au cours des années, dit le violoncelliste
Brian Manker, et l'expérience a toujours été très facile et dénuée
de conflits. Jonathan est extraordinairement rapide, intelligent et
perspicace. » Le violoniste aurait vraisemblablement rougi légèrement
après un tel compliment ou il aurait peut-être simplement empoigné
son instrument. Après tout, les paroles s'envolent mais la musique,
elle, reste. n
Le nouveau Quatuor Orford |
L'été de Jonathan Crow sera particulièrement
chargé et comprendra des concerts au Colorado, à Victoria, à Lachine
(le programme du disque) et à Calgary, mais aussi une collaboration
avec l'Orchestre national des jeunes du Canada et deux semaines de
cours au Centre d'arts Orford. À l'initiative de Davis Joachim,
directeur général de l'académie estivale, le Quatuor Orford renaîtra
de ses cendres, grâce à l'union des talents d'Andrew Wan (jeune
violon solo de l'OSM), Eric Nowlin (alto solo associé du Toronto
Symphony Orchestra), Brian Manker (violoncelle solo de l'OSM) et Jonathan
Crow. Essentiellement axé sur les projets, le quatuor ne prévoit pas
de longues tournées, chacun des membres devant faire face à de nombreuses
responsabilités tant professionnelles que familiales.
Lors de leur premier concert, le
25 juillet, ils interpréteront le Quatuor opus 20 no 2 de Haydn,
l'opus 132 de Beethoven et le Quatuor d'Ernest McMillan, « une
pièce fantastique, malheureusement négligée ». Ils serviront également
de mentors à de jeunes quatuors, auxquels ils enseigneront notamment
les rudiments de séances de répétition réussies. « Plusieurs musiciens
n'ont jamais répété ensemble auparavant et ne savent pas toujours
comment tirer profit de la situation, précise Jonathan Crow. Je peux
dire à quelqu'un : "Je n'aime pas comment tu joues" sans qu'il
quitte la pièce en pleurant. Des quatuors à cordes qui entretiennent
des liens serrés pendant 30 ans restent rarissimes et c'est quelque
chose de très difficile à accomplir. Je pense que si les gens pouvaient
apprendre à répéter et à réagir de façon respectueuse et pourtant
professionnelle, tout serait plus facile. Par exemple, Brian [Manker]
ne s'enfarge pas dans les fleurs du tapis et il est très franc quand
il exprime ses opinions. S'il n'aime pas ce que je fais, nous y
travaillerons et personne ne sera offusqué ! »
Ce dernier admet avoir très hâte
de se joindre à l'aventure : « On étiquette les gens, vous héritez
d'un rôle déterminé : "Brian Manker est le violoncelle solo de
l'OSM." Le public oublie que vous êtes avant tout un musicien.
Je joue dans des quatuors depuis l'adolescence ! » Il reste convaincu
que le fait que les musiciens du quatuor aient tous des vies professionnelles
parallèles deviendra une force du quatuor, que ce trait les rendra
uniques : « Des quatuors peuvent devenir défraîchis. Le fait de travailler
par projets gardera celui-ci vivant. Nous offrirons des concerts excitants,
j'en suis persuadé. »
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Works for Solo Violin: Bartók, Bach, Prokofiev and Kreisler
Jonathan Crow, violon / violin
XXI-CD 2 1668
HHHHH |
Dans ce récital pour violon seul, Jonathan
Crow nous propose autre chose que les habituels Paganini/Ysaÿe. Il
entame ce programme équilibré et adroitement agencé - dont on perçoit
rapidement l'unité - avec la sonate de Bartók, ultime œuvre complétée
par ce dernier, écrite pour Yehudi Menuhin. Le violoniste canadien
l'aborde avec une telle facilité qu'on en oublie qu'elle est
devenue un Everest pour nombre de ses collègues. On préfère en effet
de beaucoup se concentrer sur les aplats de sonorités. Le texte reste
toujours d'une remarquable intelligibilité, alors que Crow détaille
les lignes mélodiques complémentaires, comme si elles provenaient
d'instruments différents. Souplesse de l'archet, justesse irréprochable
et palette sonore riche servent tout aussi bien la Partita en mi
majeur de Bach, qui offre un pendant presque naturel à la sonate
de Bartók, celle-ci comprenant en effet une fuga et un tempo
di ciaccona. De la même façon, la sonate de Prokofiev, dernière
œuvre pour violon seul du compositeur russe, semble prolongement du
Bach et rappel du Bartók. Ici aussi, la sonorité demeure exceptionnellement
ample, l'articulation d'une précision infaillible et la respiration
musicale confondante d'aisance (particulièrement dans le thème et
variations).
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