Placido Domingo: Le Musicien Artiste Par Wah Keung Chan
/ 2 septembre 2008
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Les superlatifs commencent à manquer
pour décrire le plus grand ténor vivant. À 67 ans, Placido Domingo
continue de ravir la planète entière de son incomparable, magnifique
voix. La saison dernière, un million de spectateurs l’ont vu au cinéma
diriger l’orchestre dans une touchante représentation de Roméo et
Juliette de Gounod diffusée en direct du Metropolitan en HD. Troisième
belle plume à son chapeau, le chanteur est à la tête de deux grandes
maisons d’opéra américaines réputées pour leur programmation innovatrice,
celles de Los Angeles et de Washington.
En fait, Domingo a commandé pour
l’Opéra de Los Angeles, en 2005, une oeuvre qui a soulevé les passions
cet été à Paris?: The Fly, version lyrique du film de David Cronenberg
à laquelle la critique française a réservé un accueil mitigé et
que Domingo dirigera de nouveau à Los Angeles cet automne. Le concours
de chant Operalia qui se déroulera à Québec en septembre, c’est
encore Domingo.
Les débuts
Cette activité bourdonnante n’a
rien de nouveau pour cet Espagnol qui a grandi au Mexique. «?Je dois
à mes parents mon amour de la musique. Tous deux excellents chanteurs,
ils dirigeaient une troupe de zarzuela au Mexique. J’ai pratiquement
grandi dans les coulisses de théâtre. J’affectionnerai toujours
les zarzuelas de ma jeunesse. Lorsque le spectacle exigeait des enfants,
ma s?ur et moi montions sur scène. J’ai chanté dans les ch?urs,
joué du piano dans l’orchestre, aidé les artistes à mémoriser
leur rôle, tout, quoi ! Les premiers rudiments de chant m’ont été
inculqués par mes parents. J’ai aussi appris le piano sans problème.
À 14 ans, je suis entré au Conservatoire national de musique de Mexico
pour travailler les matières théoriques et instrumentales. Toutes
les semaines, un copain organisait chez lui une soirée de musique amicale
où j’accompagnais régulièrement au piano les chanteurs et instrumentistes.
Ces soirées m’ont initié à des répertoires musicaux extrêmement
variés en plus de m’apprendre des tas de choses sur l’art de diriger,
et de se faire diriger.?»
Un baryton devenu ténor
Certains seront peut-être étonnés
d’apprendre que ce membre du célébrissime trio de ténors (avec
José Carreras et le regretté Luciano Pavarotti) n’est pas un «
ténor naturel ». Cela s’entend à l’occasion dans les notes aiguës,
qui ne lui sont pas venues facilement. «?Les rôles de baryton dans
les zarzuelas me convenaient très bien, la plupart étant destinés
à des barytons possédant un bon aigu, explique-t-il. À l’époque,
sans avoir étudié le chant à proprement parler, j’avais observé
attentivement au conservatoire les élèves du baryton chilien Carlo
Morelli. C’est d’ailleurs dans sa classe que j’ai poussé mon
premier si bémol aigu. Un jour, en tournée avec mon père, on m’a
demandé de remplacer (dans Luisa Fernanda) le ténor tombé malade.
Une expérience que je n’oublierai jamais. J’ai continué de chanter
comme baryton jusqu’à 18 ans, quand le comité d’audition de l’Opéra
national du Mexique m’a informé que j’étais plutôt ténor. De
petit rôle en petit rôle, puis dans des rôles de soutien plus importants,
j’ai fini par travailler avec la crème des chanteurs d’opéra,
y compris Giuseppe di Stefano. Ce fut une école extraordinaire pour
moi de regarder de près les grands travailler. Mon premier rôle principal
de ténor fut celui d’Alfredo dans La Traviata. Il m’a été offert
par une petite compagnie d’opéra de Monterrey, où l’on m’avait
souvent entendu dans des rôles secondaires.?»
Peu de barytons réussissent à se
convertir en ténors. Lauritz Melchior, James King, Carlo Bergonzi l’ont
fait. «?Pour y parvenir, il faut avoir une connaissance intime de son
instrument. Je me suis efforcé de faire les bons choix de répertoire.
Et j’ai opéré la transition dans des rôles secondaires, moins exposés,
où la pression est moins forte. Les notes aiguës n’ont jamais été
faciles pour moi. J’enviais les ténors à qui elles venaient sans
effort. Mais avec le temps j’ai acquis de l’assurance. J’ai construit
mes aigus petit à petit. Ce fut un processus difficile et long, car
je manquais de confiance, j’avais l’habitude de forcer ma voix.
Mais j’y suis arrivé et j’ai enfin appris à dominer le son plutôt
que l’inverse.?»
L’influence de Caruso
Caruso fut l’un des principaux
modèles de Domingo. «?Les enregistrements des grands ténors du passé
sont une riche source d’inspiration pour moi. Chez Caruso, j’admire
en particulier la profonde conviction qui l’anime, toujours. Les chefs
d’orchestre de la vieille génération qui ont travaillé avec ses
collègues m’en ont beaucoup appris sur le détail de son phrasé,
par exemple. De cette façon, on m’a transmis l’héritage extraordinaire
d’un chanteur que je n’aurai jamais eu l’occasion d’entendre.
Il est disparu bien avant ma naissance.?»
Domingo et Caruso, ces deux artistes
plus grands que nature, ont quelque chose d’intéressant en commun?:
ils sont redevables de leur excellente technique vocale à leur épouse,
des sopranos. Caruso était un petit tenorino avant de rencontrer la
femme qui lui a donné ses premiers enfants, Ada Giachetti. Le fils
de Caruso raconte, dans Enrico Caruso, My Father and My Family, que
son père doit aux conseils d’Ada la solidité de ses aigus. Domingo,
pour sa part, dit que Marta l’a beaucoup aidé à perfectionner sa
technique et s’est toujours montrée impitoyable sur ce plan. Un soir
où ils chantaient ensemble Faust de Gounod à Tel Aviv, rappelle-t-il,
il canarde deux fois dans Je t’aime, je t’aimer. Après la représentation,
Marta et le baryton Iglesies l’informent, gentiment, que quelque chose
ne va pas.
Domingo commence à travailler son
soutien avec Marta et, peu à peu, arrive à le corriger. Dans son bel
ouvrage Great Singers on Great Singing, Jerome Hines écrit que pour
maintenir son soutien, Domingo porte une ceinture élastique très serrée
et qu’il s’exerce, comme Caruso d’ailleurs, à pousser avec le
diaphragme sur un piano.
La discipline que s’est imposée
le ténor en début de carrière lui a rapporté gros. Au bout d’une
longue et brillante carrière, Domingo a 126 rôles et 3000 représentations
à son actif. À 21, le nombre de ses premières au Metropolitan Opera
dépasse celui de Caruso, qui en a compté 17. « J’adore les nouveaux
défis, dit-il, et l’évolution de ma voix au cours des ans m’a
permis m’attaquer à des rôles plus lourds, plus dramatiques. J’ai
eu de la chance. L’opéra est un domaine tellement vaste. Tout récemment,
j’ai créé des rôles en même temps que je chantais des ?uvres baroques
! Le répertoire traditionnel qui plaît tant au public est déjà très
riche, mais c’est un plaisir de découvrir des ?uvres moins connues.
Le Cyrano de Bergerac d’Alfano, par exemple, était presque tombé
dans l’oubli, et j’ai eu le plaisir de le chanter plusieurs fois
récemment. Ces nouvelles expériences ne cessent de m’enchanter,
et je veux continuer d’étendre mon répertoire jusqu’à la fin
de ma carrière. »
Quand on lui demande quel est son
rôle préféré, Domingo offre d’abord la réponse convenue?: «
Celui que je préfère est toujours celui que je suis en train de travailler.
» Mais il ajoute: « Othello a occupé une énorme place dans ma vie
de chanteur, et Cavaradossi [dans Tosca] m’a toujours porté chance.
» En 1968, une incursion prématurée dans Lohengrin à Hambourg le
plonge dans des difficultés vocales pour trois mois. Domingo attendra
plus de 20 ans avant de retoucher à Wagner. « Mais j’ajouterai qu’en
enregistrant le rôle de Tristan, j’ai réalisé un vieux rêve, car
Tristan und Isolde est pour moi le plus grand de tous les opéras. »
Domingo est sans doute premier parmi les chanteurs pour le nombre de
ses enregistrements?: plus de 100, sur toutes les grandes étiquettes
(sa vie durant, il a repoussé les contrats d’exclusivité).
La plupart des artistes lyriques
sont heureux d’avoir chanté pendant 25 ou 30 ans. Placido Domingo,
lui, ne montre aucun signe de lassitude après 47 ans. Bien sûr, sa
voix s’est alourdie avec le temps, elle a perdu de sa souplesse à
l’aigu. Certains en ont déduit qu’il se tournerait vers le répertoire
de baryton. Domingo concède qu’il a « toujours rêvé de chanter
Simon Boccanegra avant de prendre sa retraite?». Il le fera d’ailleurs
en 2009-2010, à La Scala, à Berlin, à Madrid et à Londres. «?Je
me rends bien compte que ma carrière tire à sa fin, mais je ne suis
pas prêt à m’arrêter, j’attendrai que la voix lâche. Je n’aurais
jamais cru pouvoir chanter si longtemps et pourtant j’ai des représentations
prévues pour encore plusieurs années. Évidemment, quand j’aurai
quitté la scène, je disposerai de plus de temps pour diriger et vaquer
à mes occupations d’administrateur. »
Domingo tient le bâton de chef d’orchestre
pour la première fois en 1973 – dans La Traviata – au New York
City Opera. «?Tous les aspects de la production d’un opéra m’intéressent.
Tout jeune, il m’arrivait de diriger les zarzuelas montées par mes
parents. Pendant des années, mon emploi du temps a été trop chargé
pour me permettre de diriger. Mes débuts comme chef d’orchestre ont
donc été un grand tournant dans ma vie. Dans les maisons d’opéra,
on s’est rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’un caprice,
que la direction d’orchestre me passionnait autant que le chant. Depuis,
elle fait partie de mes activités et j’en tire beaucoup de plaisir.?»
Domingo partage maintenant son temps également entre les deux métiers.
Quels sont les chefs d’orchestre
qu’il admire le plus?? Comme toujours, Domingo est prudent?: « Comme
chanteur j’ai eu le bonheur de travailler avec de nombreux chefs éminents
pendant des dizaines d’années. Mais je n’en offenserai aucun, je
crois, en disant que ma longue collaboration artistique avec James Levine
m’a procuré d’intenses satisfactions. »
Domingo a été nommé conseiller
artistique du Los Angeles Opera à sa création en 1984, des fonctions
qu’il occupe également au Washington National Opera depuis le début
des années 1990. En 1996, on lui a confié la direction artistique
à Washington avec, pour associée, son épouse Marta qui fait carrière
dans la mise en scène depuis 1991. Actuellement, Domingo est directeur
général des deux établissements, où lui et Marta font beaucoup parler
d’eux en ouvrant la porte de l’opéra aux réalisateurs de cinéma.
The Fly (musique de Howard Shore) prendra l’affiche cet automne au
Los Angeles Opera, tandis que Woody Allen y signera un Gianni Schicchi,
sa première mise en scène lyrique.
Domingo a également les yeux tournés
vers la relève. En 1993, il a créé son propre concours de chant,
baptisé Operalia, auquel on doit notamment la découverte des ténor
José Cura et Rolando Villazon. Les chanteurs canadiens Isabel Bayrakdarian
et Joseph Kaiser comptent parmi ses lauréats. Avec une bourse de 200
000 $, Operalia serait le concours le plus généreusement doté du
genre. Le Domingo-Cafritz Young Artist Program, du Washington National
Opera, et le Domingo-Thornton Young Artists Program, à Los Angeles,
offrent également aux grands talents de la relève un supplément de
formation ouvrant la voie à la carrière internationale.
Placido Domingo aurait dit qu’il
cesserait de chanter à 70 ans. Le 21 janvier 2011 pourrait être un
triste anniversaire pour ses admirateurs, mais qu’ils se consolent?:
le maestro, comme on l’appelle dans les couloirs du Los Angeles Opera,
sera bien loin ce jour-là de dire adieu à la musique.
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