À l’ombre de l’artiste : survol de la carrière de Michel Buruiana Par Caroline Louis
/ 4 juin 2008
Lorsqu’il m’a
été suggéré de faire un article sur les 35 ans de carrière
de Michel Buruiana, j’ai répondu : « Michel qui ? Un impresario
? Ah bon. » Méconnu du grand public, l’homme est pourtant un géant
de l’industrie culturelle et artistique québécoise et canadienne,
œuvrant depuis les années 1970 dans le domaine du cinéma, de la musique,
du théâtre et des arts visuels. Revêtant tour à tour les habits
de journaliste, producteur, écrivain, homme d’affaires, impresario
et conseiller artistique, Michel Buruiana lui-même ne sait plus très
bien comment décrire son activité professionnelle. « Dans le fond,
dit-il, je m’amuse. » Voilà sans doute la meilleure façon de présenter
ce personnage hallucinant : un passionné des arts et de la culture,
doté d’un sens des affaires et d’un entregent efficaces, controversé
à ses heures, et dont l’enthousiasme et la curiosité l’ont poussé
à s’engager dans une multitude de directions à la fois.
Michel Buruiana
est un créateur à sa façon. Son matériau : la parole, les idées,
l’humain. Il est l’instigateur d’événements, de projets artistiques
et de rencontres entre les esprits, tâche ô combien sous-estimée,
mais qui prend toute son ampleur lorsque l’on voit à l’œuvre le
relationniste en lui. Il suffit de passer une soirée en sa compagnie,
lors d’un événement mondain, pour constater qu’il est au centre
de tout un réseau d’artistes, de promoteurs et de producteurs, qui
ne manquent pas une occasion de le saluer, lui parler de projets et
demander conseil.
La carrière
D’origine roumaine,
Buruiana est le fils d’un ophtalmologiste et d’une violoniste. Ses
parents l’ayant intéressé très tôt à la culture, il apparaît,
à l’âge de 9 ans, dans un film du cinéaste roumain Savel Stiopul,
intitulé Les Saisons. L’œuvre est présentée à Cannes et
reçoit un prix au Festival du film de Téhéran dont Norman McLaren
préside alors le jury. Ce dernier conserve un bon souvenir du film
de Stiopul et accepte de recevoir à l’Office national du film, quelques
années plus tard, le jeune Buruiana, âgé d’à peine dix-huit ans
et nouvellement arrivé au Canada, qui prétend vouloir s’immerger
dans le cinéma.
C’est ainsi qu’il
s’introduit à l’ONF, devenant en 1973 assistant-stagiaire du réputé
chef-opérateur Thomas Vamos, en même temps qu’il étudie l’histoire
de l’art à l’Université de Montréal. Il est également l’élève
du journaliste et conseiller cinématographique jésuite Marc Gervais,
une référence internationale sur l’œuvre d’Ingmar Bergman, Pier
Paolo Pasolini et autres grands cinéastes. La collaboration entre Marc
Gervais et Michel Buruiana en est une qui dure d’ailleurs depuis de
nombreuses années, celui-ci ayant tout d’abord été l’assistant
de Gervais, puis étant devenu son conseiller avec le temps. Une fois
les études terminées, Buruiana connaît certaines difficultés à
se placer dans le milieu artistique et amorce une carrière dans le
monde des assurances. Pendant une dizaine d’années, il fait d’excellentes
affaires comme assureur, se classant même parmi les meilleurs de sa
profession au Canada. Malgré ce succès, son intérêt de longue date
pour les arts et la culture le mène à réorienter pleinement ses activités
et il quitte les assurances en 1983.
Buruiana prend
successivement la direction de deux publications spécialisées sur
le cinéma, soit la revue 24 Images, qu’il sauve d’une faillite
imminente, et la revue Séquences. Il réalise pour celle-ci de nombreux
articles et entrevues, qui lui méritent des éloges de la part de personnages
aussi importants que les scénaristes et réalisateurs Jean-Charles Tachella (Dames
Galantes) et Jean-Paul Rappeneau (Cyrano de Bergerac).
Mentionnons par
ailleurs que, durant les années 1980, Buruiana est au cœur du projet
d’implantation d’une équipe de soccer professionnel à Montréal,
le Manic, qui connut un certain succès avant de disparaître, faute
de financement. Il signe également, au plus fort de la controverse
entourant la décriminalisation de l’avortement au Canada, le livre
Avortement : oui et non aux Éditions Humanitas, en 1988. L’ouvrage
présente un dialogue entre le Dr Henry Morgentaler et Mgr Bertrand Blanchet,
est particulièrement apprécié pour son approche pondérée, et demeure
à ce jour au programme d’étude de nombreux cours d’éthique et
de philosophie de niveau collégial et universitaire.
Parmi les nombreuses
réalisations culturelles et artistiques de Michel Buruiana, citons
la création du Studio Théâtre de Québec, en 1984, ainsi que la création
du Gala annuel de remise des Prix Séquences, précurseurs des
Prix Jutra. Buruiana organise en 1987 une exposition sur le dramaturge
Eugène Ionesco, en collaboration avec les Éditions Gallimard, et il
réalise en 1991 l’Exposition Veyrier, dédiée aux livres sur le
cinéma, en ouverture du 15e Festival des films du monde de Montréal.
Il siège au comité conseil de l’Orchestre Métropolitain du Grand
Montréal, de 1987 à 1989, et y produit notamment un grand concert
dirigé par Marc Bélanger, mettant en vedette et lançant la carrière
du célèbre accordéoniste Marin Nasturica. Durant les années 1990,
il est également attaché de presse et conseiller de plusieurs chaînes
télévisées du Groupe Astral.
Au fil des ans,
l’impresario est l’instigateur de 58 événements artistiques reliant
le Québec, le Canada et la Roumanie, le rapprochement des cultures
étant l’un des piliers de son implication sociale. Buruiana révèle
le Québec à la Roumanie en 1992, organisant à Bucarest le plus grand
festival de cinéma québécois jamais produit à l’étranger et invitant
des personnalités telles que Gilles Carle, Jean-Claude Labrecque, Roger
Cantin, Germain Houde et Chloé Sainte-Marie à l’accompagner pour
l’occasion dans son pays natal. L’année suivante, il réalise sept
événements Canada-Roumanie et, en 1994, il produit le festival
Montréal à Bucarest – Présences canadiennes en Roumanie. Buruiana
organise des expositions d’œuvres du cinéaste Jean-Claude Labrecque
et de la peintre Mona Mariana Ciciovan, qui sont présentées tant à
Montréal qu’à Bucarest. On lui doit également l’événement
Pleins Feux sur la Roumanie, présenté à l’UQAM en 2002, et
le titre d’invité d’honneur, pour le Québec et le Canada, au Festival
du film francophone de Roumanie, en 2005. Michel Buruiana reçoit la
Médaille Canada-Roumanie en 2000 et se voit décorer de la plus haute
distinction octroyée par le gouvernement roumain, soit l’Ordre du
Service à la Nation, en 2003.
Côtoyant depuis
toujours le monde du cinéma, son nom se retrouve au générique d’une
quarantaine d’œuvres cinématographiques, pour lesquelles il agit
comme attaché de presse, producteur ou conseiller spécial à la production.
De nos jours, il se concentre surtout sur la musique, les arts visuels
et le cinéma. La violoniste Caroline Chéhadé et l’artiste peintre
Mona Mariana Ciciovan sont au nombre de ses protégés, tandis qu’il
prodigue des conseils au réalisateur et scénariste Sylvain Guy (Liste noire et Monica
la mitraille), à l’accordéoniste Marin Nasturica et à plusieurs
producteurs de films, dont Michel Mosca, Marcel Giroux et Marc Bourgeois.
La pianiste Marika Bournaki, le chanteur basse Joseph Rouleau et le
cinéaste Jean-Marc Vallée (Liste noire et C.R.A.Z.Y.) collaborèrent également
avec lui durant plusieurs années. Mentionnons enfin que Michel Buruiana
est à l’origine de la création de deux nouveaux prix au concours
de musique du Prix d’Europe, soit le Prix Équinoxe et le Prix Guy-Soucie,
qui seront décernés pour la première fois le 7 juin prochain.
Le métier
Avant de décider
de s’occuper de la carrière d’un artiste, Michel Buruiana s’interroge
et réfléchit durant plusieurs mois. Il est primordial que le candidat
démontre un intérêt sérieux pour le travail, qu’il soit prêt
à faire des sacrifices et, surtout, qu’il désire sincèrement vivre
son art et non simplement le pratiquer. « La nuance est grande, nous
dit l’impresario, car vivre un art implique une formation continue,
tant dans la pratique artistique elle-même que dans la culture personnelle
de l’artiste et son appréhension de ce qu’il ou elle accomplit.
»Il est inutile de connaître une pièce de musique, selon Buruiana,
sans posséder une vaste connaissance musicale de l’œuvre du compositeur,
de son époque et de la place qu’occupe cette pièce dans son cheminement.
Ainsi, il favorise le développement naturel de ses artistes, les incitant
à devenir complets, plutôt que de leur attribuer un profil commercial
spécifique. Il affirme par ailleurs avoir mis fin à certaines collaborations
lorsqu’il sentait que ce développement était brusqué par une quête
de succès trop rapide.
Ce sont les gens
curieux, qui s’émerveillent et qui souhaitent apprendre, que Buruiana
recherche. « Pour devenir un grand dans une discipline ou un art, dit-il,
il faut en avoir percé tous les secrets. » D’un point de vue esthétique,
il admet être avant tout à la recherche d’équilibre et de beauté,
et il désire être ému à la vue ou à l’écoute d’une œuvre,
affirmant que l’un des défis de son métier est d’assurer que ses
artistes ont le potentiel de toucher d’autres personnes et que ce
potentiel se réalise pleinement. « Nous vivons dans une époque creuse
», affirme-t-il au sujet des arts, se disant insatisfait du manque
de profondeur de certaines œuvres, souvent sacrifiées à la facilité
et à la nouveauté à tout prix, selon lui. L’impresario refuse en
outre de se laisser impressionner par un discours purement intellectuel,
souvent symptomatique d’un talent artistique insuffisant, ou par une
stratégie de marketing tape-à-l’œil, comme il en voit fréquemment.
C’est plutôt par la voie des sens qu’il souhaite qu’une œuvre
se révèle à lui.
Une démarche esthétique
solidement appuyée n’est toutefois pas en contradiction avec l’expression
des émotions, ajoute-t-il, prenant en exemple les peintures de l’artiste
Mona Mariana Ciciovan. Il se dit fasciné par la recherche artistique
poursuivie par celle-ci sur la façon dont les images et les émotions
s’imprègnent dans la mémoire et sur la transformation qu’elles
peuvent subir avec le temps dans l’inconscient. Ainsi, les peintures
de Mme Ciciovan sont empreintes d’une démarche esthétique définie,
qui pourtant nous touche par son intériorité évidente. Cette artiste,
qui partage, selon lui, plusieurs points communs avec l’illustre sculpteur
Constantin Brancusi, a pourtant dû perfectionner son art durant plusieurs
années avant qu’il la considère prête à exposer ses œuvres, et
elle fréquente régulièrement les galeries d’art et les musées
afin de continuer d’apprendre et à s’inspirer de ce que produit
le milieu artistique.
Certains projets
plus inusités, ou carrément visionnaires, sont cependant difficiles
à réaliser, faute de financement, avoue Michel Buruiana. Les programmes
gouvernementaux imposent souvent des cadres trop précis, qui éliminent
malheureusement des élans créateurs prometteurs. Quant aux entreprises
privées, soucieuses de préserver leur image, elles hésitent parfois
à s’associer à certaines œuvres. L’impresario considère que,
tant au privé qu’au public, il faudrait donner une formation appropriée
aux personnes responsables de l’attribution du financement, afin qu’elles
soient en mesure de comprendre des projets plus complexes, auxquels
elles ne sont pas habituées. « L’art doit être financé à grande
échelle par le gouvernement, dit-il. Ce doit être un projet de culture
nationale… et les entreprises privées doivent s’engager encore
plus. » Il s’agit, selon lui, d’une question de survie de la culture
dans notre société, laquelle commence d’ailleurs par une plus grande
présence des arts dans le système d’éducation.
Outre la problématique
du financement, les arts font face à de nombreux défis, dont le non-respect
des droits d’auteur, laquelle occasionne présentement de fortes pertes
aux industries de la musique et du cinéma. Préoccupé par cette question,
Michel Buruiana affirme que si l’art appartient à tous, il faut cependant
que chacun contribue à le financer à sa juste valeur, car la création
exige un travail et des sacrifices personnels énormes. Affirmant que
les grandes réalisations sont le fruit des grands débats, il n’hésite
pas à prendre position sur cette question et souhaite que davantage
de personnalités se prononcent également. Buruiana est d’ailleurs
un adepte du franc-parler, même s’il admet que cette attitude peut
parfois rendre vulnérable. Il avoue lui-même qu’il ne compte pas
que des amis, mais l’assume pleinement, ayant horreur de la rectitude
politique.
Lorsqu’interrogé
sur ses projets à venir, l’impresario semble avoir du mal à faire
le tri entre ses nombreuses idées. Ainsi, il répond simplement, sans
insister, qu’il veut continuer à s’investir dans les arts et la
culture, qu’il souhaite écrire, conseiller ceux qui veulent bien
l’écouter et attendre lui-même de bons conseils. Nous le lui souhaitons. n |
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