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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 9

Leurs Excellences la très honorable Michaëlle Jean & Jean-Daniel Lafond : Créer une identité culturelle et artistique canadienne

Par Aline Apostolska / 4 juin 2008

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En septembre 2005, Michaëlle Jean, journaliste, présentatrice et animatrice d’émissions d’information à la télévision française de Radio-Canada, devenait le 27e gouverneur général du Canada. Née en Haïti, c’est en 1968, à l’âge de dix ans, qu’elle arrive à Montréal avec sa famille qui a fui la dictature des Duvalier. Titulaire d’une maîtrise en littérature comparée de l’Université de Montréal, elle parle cinq langues (français, anglais, italien, espagnol, créole). Elle s’est impliquée longtemps auprès des maisons d’accueil et de transition pour les femmes victimes de violence conjugale et a aussi beaucoup agi pour défendre les droits de la personne et la liberté d’expression, comme journaliste mais aussi en participant à plusieurs documentaires faits par son mari, le cinéaste et écrivain Jean-Daniel Lafond. Sur un plan privé, Michaëlle Jean est très proche de la musique et surtout de la danse. Elle a longtemps dansé au sein d’une compagnie et n’hésite pas à le faire dès que l’occasion se présente, y compris lors de voyages officiels avec les locaux, comme en Haïti, chez certains peuples autochtones du nord du Canada ou en Afrique. Leur fille de huit ans, Marie-Éden, poursuit cette fibre en pratiquant elle aussi la danse en activité parascolaire, d’abord du hip-hop puis de la danse contemporaine, à Ottawa.

Jean-Daniel Lafond est lui aussi un Canadien d’adoption. Français expatrié à Montréal en 1974, d’abord professeur de philosophie, puis chercheur en sciences de l’éducation à l’Université de Montréal, il devient citoyen canadien en 1981. Écrivain, cinéaste et documentariste, il est l’auteur d’une quinzaine de films, documentaires de création qui tous, à l’instar des ouvrages qu’il a signés, interrogent le rôle de la culture, sa place et sa transmission ainsi que, sujet qui l’a toujours préoccupé, la liberté d’être et d’agir, la liberté de penser, de s’exprimer et de créer, au plan tant collectif qu’individuel. Il a inscrit ses films dans la trace de créateurs libres et entreprenants (Aimé Césaire – documentaire fait d’ailleurs avec Michaëlle Jean en 1991–, Jacques Ferron ou Marie de l’Incarnation dans Folle de Dieu, son prochain film qui sortira à l’automne 2008), en interrogeant aussi des pays dans des moments critiques de leur histoire (Cuba, Haïti, Bosnie, Iran – notamment dans son dernier film, Le fugitif ou les vérités d’Hassan, en 2006, sélectionné dans plus de vingt festivals dans le monde).

La gouverneure générale et son conjoint remettent notamment les Prix du Gouverneur général, plus haute récompense pour les réalisations artistiques au pays – en littérature, arts de la scène et arts médiatiques – depuis 1957. Ces prix sont soumis à la décision de jury de pairs sous l’administration du Conseil des arts du Canada, mais les gouverneurs généraux se sont presque toujours engagés personnellement dans leur développement et leur rayonnement.

Nous avons d’ailleurs eu droit à une primeur : Monsieur Jean-Daniel Lafond a proposé de créer un cinquième Prix du Gouverneur général, les Prix des arts de la table, pour reconnaître et célébrer les produits, la cuisine et les vins canadiens, qui sera remis dès 2009. « À une époque où, trop souvent, chacun pense plus à soi qu’à l’autre, il est bon de rappeler la place primordiale de la table comme lieu culturel d’échange et d’appréciation des différences » a-t-il souligné pour étayer sa proposition.

Mais il y a plus : depuis leur arrivée à Rideau Hall en 2005, Michaëlle Jean et Jean-Daniel Lafond ont souhaité apporter une dimension plus active à ces remises de prix en créant un espace de réflexion et de dialogue parallèle aux prix d’une part, à leurs nombreux déplacements au Canada et à l’étranger d’autre part. Nommée le Point des arts / Art Matters, cette initiative consiste à organiser des forums (une trentaine depuis décembre 2006) entre artistes de différentes disciplines, venus de toutes les provinces canadiennes, autour de thèmes pointus et parfois même polémiques, afin de susciter les découvertes, d’amener les artistes à partager ce qu’ils ont en commun par-delà leurs différences et, au mieux, de susciter des collaborations, voire des créations communes, à moyen et à long terme. À ces forums de discussion, Michaëlle Jean et Jean-Daniel Lafond participent toujours, parfois avec des élus locaux et des responsables administratifs. À l’issue de chaque forum, des conclusions sont rendues publiques.

La culture et les arts constituent en quelque sorte des points névralgiques de leur vie. Pour eux, « art really matters », comme aime à le souligner Michaëlle Jean en anglais, « l’art nous importe ».

Dans les salons de Rideau Hall, ouverts sur la luxuriance des jardins printaniers, ils nous ont accordé, deuxième primeur, leur toute première entrevue sur le sujet.

La SCENA : Quelle était la place des arts dans votre enfance et dans votre formation personnelle, à la fois au sein de votre famille et dans vos études ?

Michaëlle Jean : Grandir en Haïti, c’est grandir au cœur de la culture et de l’art qui y occupent une place prépondérante. C’est incroyable qu’un si petit pays, accablé par toutes les misères et dont 70 % de la population est analphabète, ait mis au monde autant de créateurs, notamment de très grands écrivains. En Haïti, la tradition orale et la tradition picturale sont extrêmement fortes et se perpétuent, portées par ce qui les as fondées : la nécessité de la culture pour se reconstruire, pour se dire, pour s’affirmer, pour résister également, et ce, depuis les plantations déjà, où l’art était primordial parce qu’interdit. On n’avait pas le droit de chanter, de danser, et lorsque les esclaves ont voulu reprendre possession de leur espace de dignité et de leur intégrité d’hommes et de femmes, ils l’ont fait à travers les chants, la danse. L’art est donc fondateur, structurant, toujours. Dans ma propre famille, il y avait l’oncle écrivain et poète, René Depestre, qui a constitué une présence et une affirmation très forte, pour ma famille et pour le pays, et en unissant sa voix à celles d’autres écrivains haïtiens d’envergure…

Jean-Daniel Lafond : Il faut dire quand même que tu n’es pas née sur une plantation ni en esclavage, tu es née d’une mère professeure et d’un père directeur de collège, et donc tu as grandi dans l’univers du livre, de l’écriture, de la culture. Pour ma part, je suis né dans la guerre, dans la misère, et pour mes parents, dans les quinze années qui ont suivi, l’urgence était de survivre puis de revivre. Mon père qui était amoureux du livre n’avait plus de livres. J’ai donc commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main, en économisant aussi. Pour moi le contact avec la culture, c’est d’avoir été une absence, un trou noir, dont je croyais qu’il ne finirait jamais. Et comme je voyais que ce n’était pas une urgence pour mes parents, j’ai compris très vite que la culture, c’était mon affaire, un point c’est tout ! Heureusement, il y avait un environnement plus large, notamment l’école. J’insiste sur le fait que la culture est un combat. Un combat permanent, contre les éléments, contre tout ce qui pourrait empêcher d’accéder à la culture. J’ai dû me battre pour affirmer haut et fort que la culture était une priorité pour moi. Parce que cela ne se disait pas en 1944… Et quand j’ai commencé à faire du théâtre à 13 ans, c’était un acte de résistance. Depuis, la culture pour moi, se résume en deux choses : conscience sociale et pensée critique.

Jugez-vous que l’école canadienne joue son rôle fondamental de formation de l’être et d’une vision du monde à travers la culture et l’art ?

MJ : L’art est essentiel dans la construction de l’être et ça commence très tôt. Ça doit commencer dans le giron familial pour donner à l’enfant la capacité d’apprécier la richesse artistique. La première chose que ma mère a achetée avec son maigre revenu d’immigrante lorsque nous sommes arrivés à Montréal, c’était un piano. Pour elle, c’était essentiel, pas pour faire de nous des virtuoses, mais pour faire entrer ça dans notre vie.

Mais quand cela n’existe pas à la maison, l’école ne doit-elle pas jouer son rôle ?

MJ : Tout à fait, l’école doit jouer son rôle. Je le vois dans l’école publique que fréquente ma fille, ici à Ottawa, et dans laquelle la musique, la danse, le théâtre sont intégrés au programme général. C’est intéressant de voir comment les enfants apprennent à vivre ensemble grâce à ce soutien-là, à partager. Cet apprentissage doit commencer dès la petite école. L’art, ça se cultive, ça s’apprend. Bien sûr on peut être rejoint par cet élément que l’on appelle le beau, mais il reste que l’appréciation de l’art relève d’un apprentissage.

Vous, Jean-Daniel Lafond, vous avez longtemps été professeur de philosophie, or il n’y a pas de réflexion sur l’art et la culture sans une dimension philosophique…

JDL : Il faut distinguer deux choses, car l’art et la culture, ce sont deux choses différentes. Le propre de l’art, c’est d’être irrationnel, donc sans raison, et aussi d’être le prolongement du corps. Pour reprendre les mots du philosophe Michel Serres « tout origine des cinq sens », et donc l’art c’est d’abord la célébration du corps comme expression des sens. Ce sont les sens de celui qui crée et de celui qui reçoit, et on peut donc développer une sensibilité artistique réelle sans culture, c’est-à-dire sans avoir appris à comprendre l’art. Je pense que l’école est plus apte à nous enseigner la culture qu’elle n’est apte à ouvrir à l’art. L’art c’est toujours, au sens fort du terme, une révolution, une capacité de se remettre en cause. Le rôle de l’école reste d’apporter avant tout des connaissances. Je ne crois pas du tout que l’on puisse fonder l’apprentissage des connaissances sur une exaltation sauvage de la créativité.

MJ : On pense à tort que l’art vient d’une exaltation, d’une inspiration, oui bien sûr, mais ce n’est pas que ça. J’ai entendu beaucoup d’artistes dire que l’on ne réalise pas, et cela empêche une juste reconnaissance, à quel point l’art est un travail constant…

C’est un cheminement…

MJ : C’est un cheminement, c’est une maturité, un investissement de soi sur des années. Cela doit être compris, reconnu et protégé, et je trouve important qu’à l’école, l’on montre à l’enfant que certains gestes artistiques ne sont pas l’effet du hasard, mais des gestes que l’on travaille pour acquérir encore plus de maîtrise et d’efficacité. C’est un engagement. Les Prix du Gouverneur général ont pour fonction de reconnaître la création et le travail immense qui sont derrière et en même temps de sensibiliser le public à ces créations.

Du Canada, on a une vision qui est caractérisée par sa diversité, par sa jeunesse, par une identité qui se cherche encore, coincée entre une identité nord-américaine et des acquis européens, et finalement on la considère du côté de la nature plus que de la culture, et du coup, l’identité artistique canadienne n’est pas bien définie. Coincée entre différents pôles, cette identité est encore en questionnement et en devenir. En fait, ce qui fait sa force fait aussi son désarroi. Qu’en pensez-vous ?

JDL : C’est une question fort importante. Il est très difficile de définir actuellement une identité culturelle canadienne, de parvenir à rassembler l’histoire des cultures et plus encore l’histoire des arts. Il faut comprendre que cette histoire est fondée avant tout sur une reconnaissance de la nature, non seulement géographique mais aussi humaine. Et ce qui constitue l’unité est sans doute ce qui nous échappe. On voudrait représenter le Canada à travers une sorte de pureté initiale autochtone, ce qui est une absurdité parce que cette unité originelle n’existe pas, les Premières nations constituent déjà une immense diversité. Cette histoire canadienne existe aussi par sa propre histoire coloniale et post-coloniale avec une immigration elle aussi multiforme. Il n’existe pas de culture canadienne matricielle. Au mieux, la culture canadienne est composée d’énormément d’influences venues de partout. Tant que nous n’avons pas encore la capacité de nous représenter cette unité naturelle, du Canada tout entier, l’unité culturelle ne peut exister. Nous sommes dans un moment de fusion, où il va falloir comprendre que ce Canada ressemble à la globalité du monde, c’est-à-dire qu’il doit vivre avec sa diversité.

MJ : En même temps, moi j’aime bien ce désarroi formé par cette diversité fondamentale et fondatrice. La diversité et les métissages étaient là déjà chez les premiers peuples. Des centaines de langues se parlaient et les populations étaient réparties sur l’ensemble du territoire, toutes distinctes les unes des autres. C’est à cette diversité que se sont ajoutées les autres, apportées par la double colonisation puis par l’immigration.

JDL : Oui enfin, la différence c’est que l’immigration coloniale, elle, efface la culture sur place et prétend y substituer la sienne. Ce n’est pas le cas de l’immigration actuelle qui oblige à regarder la diversité culturelle en face.

MJ : Ce qu’il y a de bien avec les artistes justement, c’est qu’ils nomment ce désarroi, nomment cette impossibilité, ce refus aussi, de définir un tracé unique. Par leurs créations multiformes, ils finissent par donner dans le paysage une culture forte de sa diversité, dans laquelle tout cela est exprimé. Il suffit de rassembler comme nous le faisons dans les “Point des arts” des artistes qui viennent de tous les coins du pays pour voir la richesse de ce terreau, dont la richesse principale est cette nécessité de se redéfinir constamment. Pour un artiste, le Canada est pourtant un pays incroyable où l’on peut aller du connu à l’inconnu à l’infini.

Existent aussi les préjugés qui voudraient qu’il y ait des provinces canadiennes plus artistiquement développées que d’autres. Si l’on dépasse ces préjugés, quelle définition de l’art canadien pourrait-on donner ?

MJ : Ce que l’on constate dans les “Point des arts” et dans les Forums des jeunes, c’est que les réflexions sur ce sujet se ressemblent. Les questions que se posent les artistes canadiens d’un bout à l’autre du territoire sont les mêmes : comment l’artiste se situe-t-il dans cet espace, quelle reconnaissance peut-il avoir, comment porte-t-il ce désarroi culturel justement ? Le questionnement est partagé.

D’où l’importance pour vous, dans votre fonction, de créer ces espaces de réflexion ?

MJ : De là l’intérêt d’entendre les voix des artistes. De laisser s’exprimer ces réflexions, et aussi de susciter entre des artistes qui ne se rencontreraient peut-être jamais sans ces forums des espaces d’échange et de possible collaboration future.

JDL : En effet, cela s’exprime très bien, notamment lors d’un récent Point des arts au Centre des arts de Banff, et aussi ailleurs. Mais il faut là encore distinguer art et culture. La culture amène à ouvrir le regard les uns sur les autres, car il ne s’agit pas d’homogénéiser, de faire une culture d’État. Ouvrir le regard les uns sur les autres c’est le rôle normal d’une culture et cela fonctionne bien au Canada. Mais connaître et rassembler les créations artistiques, cela reste à faire. Le problème, c’est la communication entre ces différents regards artistiques, parce qu’il est très difficile de mettre les gens ensemble, les artistes ensemble et surtout, les publics ensemble.

MJ : Il ne suffit pas que les artistes affirment que «art matters» – que les arts nous importent. Le public doit dire pourquoi ça compte, en quoi c’est essentiel, en quoi c’est une ressource à laquelle il faut donner des moyens pour qu’elle se développe.

JDL : Ça prend une circulation de l’éducation. On revient à l’éducation. Or quand vous avez un pays où l’on n’enseigne ni l’histoire ni l’histoire de l’art de la même façon au Québec ou en Saskatchewan, eh bien il manque quelque chose ! Il faudrait avoir une vision globale de ce qui se produit aujourd’hui en art, art visuel, théâtre, danse, littérature… dans l’ensemble du Canada. Ce qui revient à dire que les journaux devraient être capables de nous parler d’autre chose que de ce qui se passe à notre coin de rue ! Il faut une bonne presse culturelle pour apporter une vision globale et du bon sens. C’est aussi pourquoi il serait nécessaire qu’il y ait dans ce pays une politique culturelle. Or, je pense qu’une société n’est mûre, culturellement parlant, que lorsqu’elle est capable de se réunir autour d’un projet culturel cohérent. Au Canada, chaque province établit sa propre politique culturelle, mais au niveau fédéral, la question d’une véritable politique culturelle commune se pose toujours.

Michaëlle Jean, allez-vous faire des recommandations à partir des conclusions de la trentaine de Point des arts qui ont eu lieu jusqu’ici ?

MJ : Nécessairement les comptes rendus de ces rencontres seront du domaine public, c’est important. Mais nous invitons aussi les décideurs à notre table. Le Conseil des arts du Canada est toujours représenté dans les “Point des arts” parallèles à la remise des prix par exemple, et il y a eu des ministres présents à certains forums. Nous faisons également état de certaines conclusions de ces forums lors de nos prises de parole officielles. L’essentiel reste cependant d’ouvrir un espace où les artistes eux-mêmes prennent l’initiative d’échanges et s’organisent après une mise en commun de la réflexion, pour penser ensemble une stratégie telle qu’ils estiment nécessaire. J’ai confiance en l’avenir car, si les décideurs ne sont pas toujours prêts, les artistes canadiens eux, sont prêts à travailler ensemble.

JDL : Ça revient à rappeler que le propre d’une culture, c’est d’abord de briser ses solitudes. C’est fondamental. n


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