Les Big Bands à part Par Marc Chénard
/ 11 mai 2008
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Décliner le passé à l’indicatif
présent, telle est, en un mot, la vocation assumée par le Jazz at
Lincoln Center Orchesta (JLCO). Exemplaire en son genre, il se situe
au sommet d’une grande pyramide comportant d’innombrables stage
bands collégiaux et universitaires, sans oublier la brochette d’« orchestres-fantômes »
qui rendent tribut à des héros disparus et à leurs glorieuses formations.
Mais aussi solidement ancré soit-il
dans le temps, se peut-il que l’orchestre de jazz de notre époque
offre d’autres avenues que celles de la relecture de répertoires
musicaux consacrés ? Une question s’impose alors, à savoir si l’on
peut tracer une voie vraiment créative dans un médium musical aussi
bien balisé que celui-là.
À ces questions, celle de l’innovation
et de la nouveauté ajoute une ombre d’incertitude sur le tableau
du jazz, qu’il soit joué en petite ou en grande formation. L’article
qui suit présente trois orchestres tous informés par le passé, mais
résolument engagés dans le temps présent, voire tournés vers l’avenir.
Sun Ra Arkestra : espaces libres
Durant sa longue carrière, le
génial Duke Ellington refusa d’être étiqueté comme jazzman, si
bien qu’on lui accorda le statut de « musicien hors catégorie ».
Pourtant, son cas n’est pas exceptionnel. S’il y a un autre musicien
qui refusa de se soumettre aux conventions stylistiques, c’est bien
Sun Ra. Mort depuis 15 ans, ce singulier personnage continue de se manifester
parmi nous par l’entremise de son Myth Solar Science Arkestra. Formation
hétéroclite d’une quinzaine de musiciens pilotée par l’un de
ses acolytes de la première heure, le saxophoniste alto Marshall Allan
(85 ans !), cette troupe de grands escogriffes passerait facilement pour
un « orchestre-fantôme », si ce n’était de ses allures scéniques…
« co(s)miques » : habits à paillettes, couvre-chefs excentriques, éclairages
surréalistes, un véritable happening musical garanti, quoi.
Pour les non-initiés, par exemple,
son répertoire semblerait à tout le moins inusité, voire déroutant,
vu les nombreux détours musicaux. En effet, l’ensemble peut se lancer
dans de longs interludes de percussions africaines (jouées par un peu
tout le monde), éclater subitement dans un collectif de free jazz débridé
(avec l’actuel chef y allant de solos incendiaires) ou virer capot
en reprenant un vieux numéro d’orchestre de Fletcher Henderson des
années 1930.
Fondé dans les années 1950 par
le pianiste et compositeur Hermann Blount (de son nom d’origine),
ce groupe s’est constitué très tôt en chapelle, son chef exigeant
d’ailleurs une loyauté sans réserve de ses sujets, entre autres
une vie communale aux allures monastiques. Peu de musiciens ont réussi
aussi bien à cultiver un public d’inconditionnels, les plus fanatiques
se tenant au fait de ses moindres activités, quitte à s’arracher
à fort prix l’un ou l’autre de ses enregistrements aux valeurs
de production artisanale.
Malgré la disparition de son gourou,
le groupe tient encore la route, non sans le soutien d’un jeune public
entiché autant par ses grooves enivrants que par la dimension scénique
de ses prestations. Pourtant, tout ensemble étêté de son chef se
transforme inéluctablement en une machine à nostalgie; le Sun Ra Arkestra
ne déroge pas à cette règle, mais il cache quand même bien ses vieux
os avec une dose salutaire de vigueur.
Barry Guy New Orchestra : le pari audacieux
Si la tribu de Sun Ra demeure fidèle
à son chef en embrassant l’ensemble de la tradition afro-américaine,
le tentette du bassiste britannique Barry Guy s’inscrit dans une autre
filière musicale : celle des musiques improvisées européennes et contemporaines.
Lancé en 1999, le Barry Guy New Orchestra (BGNO) n’est pas un big
band, ni en nombre ni en genre; de plus, son esthétique repose sur
un pari audacieux, soit de mettre de fortes personnalités associées
à l’esthétique de la « free music » au service d’une écriture
musicale recherchée. Parmi les hommes de main, le magnifique saxo ténor
et soprano Evan Parker, un associé de plus de 20 ans du bassiste, se
prête avec brio aux projets de Guy. Ainsi en est-il du joueur d’anches
suédois Mats Gustaffson (sans doute la personnalité la plus marquante
à émerger dans ce créneau musical dans les 15 dernières années),
du tromboniste Johannes Bauer, du clarinettiste Hans Koch, du trompettiste
Herb Robertson (seul américain de la troupe), du tubiste Per-Åke Homlander,
du pianiste Augusti Fernandez et des deux batteurs, Paul Lytton et Raymond
Strid. Peu connus du grand public, ces musiciens appartiennent pourtant
à l’élite européenne.
Improvisateur audacieux et virtuose
incontesté de son instrument, Barry Guy est un compositeur visionnaire
qui ne manque pas non plus de talents organisationnels. Ne niant en
rien ses liens au jazz, il se dit, à l’exemple même d’un Xénakis,
influencé par les mathématiques et l’architecture.
Actif sur la scène depuis quelque
40 ans, le bassiste s’est lancé dans l’aventure orchestrale dès
1971 en formant le London Jazz Composers Orchestra, groupe de 17 musiciens
dont il a dirigé les destinées jusqu’au milieu des années 1990,
pour alors se tourner vers son actuel ensemble aux effectifs réduits.
Pourtant, cette formation renaîtra bientôt de ses cendres dans une
performance prévue pour le 21 de ce mois, lors d’un festival en Suisse,
avec une invitée de marque : la pianiste Irène Schweizer.
En juin, ce sera au tour du BGNO
de faire un malheur au festival de jazz de Vancouver, un retour vivement
attendu là-bas après sept ans d’absence. À cette occasion, le groupe
jouera des pièces de ses membres plutôt que de son chef qui, lui,
a composé deux longues suites pour l’ensemble, enregistrées et mises
en marché par le label suisse Intakt (voir section chroniques de disques).
Savant mélange d’écritures recherchées et d’improvisations couvrant
tout le spectre des dynamiques, le BGNO dépasse l’hommage à la tradition
des grandes formations de jazz : il la prolonge en créant la sienne.
Le Corkestra : l’aventure hollandaise
En dépit de son territoire exigu,
la Hollande est une contrée particulièrement fertile en formations
orchestrales. D’une part, il y a l’énorme Metropole Orchestra aux
dimensions presque symphoniques qui, un peu à l’instar du JLCO, interprète
des répertoires existants ou des programmes commandés à des compositeurs
invités; d’autre part, on retrouve des ensembles taillés à la vision
artistique de leur chef, le Kollektief de Willem Breuker et l’ICP
Orchestra du pianiste Misha Mengelberg étant les plus connus. À cette
liste, ajoutons les formations de deux autres pianistes, soit Michiel
Braam et son Bik Bent Braam et Cor Fuhler, chef du… Corkestra ! Derrière
ce joli petit calembour se cache une formation qui se démarque nettement
de la tradition orchestrale du jazz : à neuf musiciens, difficile de
qualifier cet ensemble de big band; par ailleurs, son instrumentation
n’a rien de traditionnel : piano, basse, guitare, saxo ténor (ça
va), mais flûtes, cimbalon, clarinette et… deux batteries. La musique
de cet ensemble inusité est à la mesure des goûts de son chef : un
brin déluré, riche en trouvailles sonores, le tout aspergé de traits
d’humour.
Dans la jeune quarantaine, Cor
Fuhler explore plusieurs fronts musicaux à la fois, qu’ils soient
acoustiques ou électroniques, composés ou improvisés. Bricoleur d’instruments,
il a conçu le « kyolin», un hybride fait à partir d’une section
de clavier de piano et d’un violon (voir http://www.euronet.nl/users/fuhler/keyolin.htm
pour illustrations). Dans la foulée d’une première nord-américaine,
présentée l’an dernier au Festival International de Musique Actuelle
de Victoriaville, le Corkestra sera au rendez-vous de plusieurs festivals
canadiens avec un répertoire décidemment pas comme les autres. Si
l’on se fie à son unique enregistrement, cet ensemble saura bien
combler les attentes des amateurs de musiques inouïes. n
› Ottawa, June 23 / Calgary, June
27 / Vancouver, June 29 / Montreal, June 30
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