Anton Kuerti: Tisser des liens Par Lucie Renaud
/ 13 avril 2008
English Version... L’un des très grands pianistes de
ce siècle », « un interprète de Schubert magnifique » (CD Review,
Londres), « au jeu d’une remarquable constance » (Houston Chronicle),
« le meilleur pianiste actuellement » (Fanfare), « un intellect
s’exprimant aux plans technique et spirituel les plus élevés »
(Die Welt), Anton Kuerti a foulé en concert le sol d’une quarantaine
de pays, maîtrise une cinquantaine de concertos (dont l’un signé
de sa main) et a enregistré de nombreux disques, dont des intégrales
des sonates et concertos de Beethoven qui continuent de faire école.
« Aucune autre intégrale des sonates de Beethoven ne possède une
énergie mystique aussi saisissante », mentionne Die Welt. «
On ne sait plus s’il faut s’extasier devant Beethoven ou Kuerti,
puisqu’ils semblent n’être plus qu’un. Une interprétation touchante
qui nous permet d’entrevoir l’éternité », précise American
Record Guide… Si son jeu suscite les superlatifs, ce serait pourtant
faire fausse route que de l’y cantonner. Artiste d’une grande générosité,
il n’hésite pas à offrir des récitals aux membres des communautés
canadiennes plus petites ou éloignées (et à réduire son cachet)
ou à prendre part à nombre de concerts-bénéfice au profit d’organismes
caritatifs, dont OXFAM, SOS Children’s Villages ou WaterCan. « Musicien
de chambre idéal » (New York Times), il a collaboré avec certains
des artistes les plus influents sur la scène internationale, dont Gidon
Kremer, Yo-Yo Ma, Janos Starker et les quatuors St. Lawrence, Tokyo,
Guarneri, Cleveland et Colorado. Des amitiés ont été ébauchées
au fil des ans, des interprétations. La violoniste Angèle Dubeau,
avec laquelle il a notamment enregistré une version de référence
des sonates de Schubert, n’a pas hésité à le convier à prendre
part au concert soulignant ses 30 ans de carrière en mars 2007. Denis
Brott, avec lequel il a collaboré à de nombreuses reprises, notamment
au Festival of the Sound, événement annuel fondé par Kuerti en 1980,
l’a invité quant à lui à prendre part au concert d’ouverture
du Festival de musique de chambre de Montréal, dédié cette année
à Beethoven. (Le lendemain, 2 mai, il se verra décerner le Prix de
la réalisation artistique pour l’ensemble de sa carrière lors de
la remise des Prix du Gouverneur général pour les arts de la scène.)
« J’ai établi une belle complicité avec Anton depuis 35 ou 40 ans,
explique Brott, c’est vraiment un ami. Je le considère comme l’un
des très grands artistes d’aujourd’hui et j’ai un immense respect
tant pour l’homme que pour l’artiste. » Lors de ce concert
qui s’annonce exceptionnel, Kuerti interprètera la monumentale
Appassionata de Beethoven et sera rejoint sur scène par Jonathan
Crow, Marie-Ève Poupart, Marcus Thompson et Denis Brott dans le
Quintette en fa mineur de Brahms mais aussi par Wonny Song, l’un
de ses protégés, « un artiste très accompli qui a développé un
style bien à lui » selon Kuerti, dans des œuvres pour piano quatre
mains de Mozart et Schubert.
Né à Vienne le 21 juillet 1938,
Kuerti a grandi aux États-Unis avant d’émigrer au Canada en 1965
(il est citoyen canadien depuis 1984). À l’âge de quatre ans et
demi, sans consulter ses parents, il demande à son professeur de jardin
d’enfants de lui apprendre le piano. À neuf ans, il intègre le violon
à son cursus. Deux ans plus tard, il joue le Concerto de Grieg
avec le Boston Pops sous la direction d’Arthur Fiedler. En 1957, il
remporte le convoité Leventritt Award, le Philadelphia Orchestra Youth
Prize et fait ses débuts à Carnegie Hall avec le New York Philharmonic.
Il rappelle l’influence qu’ont exercée sur lui deux maîtres importants,
Arthur Loesser et Rudolf Serkin. « Ils étaient très différents,
souligne-t-il. Rudolf Serkin était un être inspirant et inspiré :
il avait une dévotion pour la musique et un grand respect de
la partition. Vous pouviez apprendre tant de choses en le regardant.
Arthur Loesser a été mon meilleur professeur. Il possédait un don
d’analyse scientifique extraordinaire qui lui permettait d’évaluer
quelle note devait être jouée plus fort et quelle note plus doux,
certainement l’un des aspects principaux sur lequel nous puissions
agir. En même temps, son plaisir était si palpable quand il jouait.
Grâce à lui, j’ai appris à connaître plusieurs genres musicaux.
Il était un antidote puissant au snobisme de plusieurs autres musiciens
qui n’étaient pas du tout intéressés par une musique qui était
considérée à la frontière de la musique de salon. »
Kuerti tient à abolir les barrières
entre les genres – en 2002, il a ainsi assumé le rôle de directeur
du premier festival au monde consacré à Czerny – aussi bien qu’entre
les générations. C’est pourquoi il prodigue ses conseils à de jeunes
pianistes, lors de classes de maître, de sessions dans des académies
estivales ou en tant que professeur invité à l’École de musique
Schulich de l’Université McGill cette année. « Je trouve surprenant
et encourageant que la plupart des excellents jeunes musiciens que j’ai
rencontrés ne viennent pas de familles musicales; ils ont trouvé la
musique d’eux-mêmes. Je pense que cela confirme la nécessité de
présenter la musique aux jeunes, de les y exposer tous. Certains y
trouveront une profonde signification et du bonheur. » Quand il parle
d’éducation musicale, l’homme aux convictions affirmées s’emballe :
« La musique a fait partie de toutes les cultures connues et possède
une grande valeur, mais vous ne pouvez pas la tenir pour acquise. Les
gens doivent en avoir besoin, l’apprécier, la vouloir. C’est pour
moi un grand honneur de recevoir le Prix du gouverneur général, bien
sûr, mais je pense que le plus important est de reconnaître la communauté
artistique, au-delà de celui ou celle qui reçoit le prix, et de démontrer
notre intérêt et notre soutien aux arts, ce qui n’est pas nécessairement
perceptible à tous les paliers du gouvernement. Les arts sont immensément
importants, sur le plan humain et même économique. Les maintenir vivants
est un sage investissement. »
Pour Kuerti, l’exemple demeure
plus éloquent que la parole : « Dans mon enseignement, je travaille
avec des musiciens qui sont déjà très dévoués à la grande musique
et j’essaie de leur donner les outils nécessaires pour atteindre
les standards les plus élevés, la meilleure compréhension dont ils
soient capables. Je pense aussi que beaucoup peut être accompli pour
propager l’amour du grand répertoire simplement par le jeu, en présentant
les œuvres aux jeunes. Plusieurs n’ont qu’une expérience limitée
de la musique. Il est important d’interpréter la musique de façon
non à protéger sa propre réputation, mais en ressentant cette responsabilité
de tout l’art qui repose sur nos épaules. »
Ce serait inutilement réducteur
pour lui de parler de musique en des termes de technique, de phrasé,
d’intentions musicales. « Je pense que la compréhension technique,
l’interprétation, font partie d’un tout. Si vous souhaitez exprimer
la musique éloquemment, vous devez bien sûr avoir des habiletés techniques
et tous les grands interprètes marchent sur un fil de fer entre le
possible et l’impossible. Mais cela ne sera pas suffisant pour convaincre
les gens. Vous devez avoir une certaine humanité et transmettre des
émotions profondes. »
La musique sous toutes ses formes
a toujours fait partie de la vie de Kuerti, tant dans les sphères publiques
que privées de sa vie. Il a partagé sa vie avec la violoncelliste
Kristine Bogyo, fondatrice de l’Orchestre des jeunes de Mooredale
et de la série de concerts du même nom, qui a perdu son combat contre
le cancer en avril 2007. (Cette relation privilégiée a été mise
en lumière dans un documentaire présenté en 2002 par la télévision
de CBC : A Marriage in Music.) Il est aussi le père de Rafael,
violoncelliste qui travaille présentement dans un magasin de musique
et de Julian, chef d’orchestre assistant au Boston Symphony Orchestra.
Le 11 mars dernier, il n’a d’ailleurs pas hésité à remplacer
au pied levé Leon Fleisher dans « L’Empereur » de Beethoven, pour
avoir le plaisir de jouer sous sa direction. « C’était très excitant
pour moi de jouer avec mon fils. Quand vous êtes appelé au dernier
moment, dans de telles circonstances, vous ressentez moins de pression.
Vous vous dites que, quoi qu’il arrive, le public comprendra. D’une
certaine façon, vous pouvez jouer de façon plus libre, plus directe.
» Si le concert parfait n’existe peut-être pas, celui-ci s’en
rapprochait pourtant : « Quand vous vous perdez entièrement dans la
signification de la musique, dans son expression, que vous n’avez
pas de problèmes avec l’instrument, que les bruits externes sont
minimes, une fois que vous oubliez la vulnérabilité de la situation,
vous pouvez vous consacrer entièrement à la transmission de la beauté
de la musique. »
Quand on lui demande en quels termes
il voudrait qu’on se souvienne de sa mission artistique, il hésite :
« J’aime penser que j’essaie d’unir la responsabilité d’un
interprète qui porte un réel respect au compositeur, mais en y intégrant
une approche plus individuelle, plus romantique, qui ne vous lie pas
aussi étroitement à une approche traditionnelle de l’interprétation.
» Malgré les honneurs, Anton Kuerti regarde volontairement vers l’avant,
vers des concerts à Montréal, à Ottawa, à Toronto, aux États-unis,
en Allemagne, sa participation aux grands festivals, l’apprentissage,
la composition de nouvelles œuvres, les conseils à prodiguer aux jeunes
pianistes, la multiplicité des liens à établir, une note, une phrase
à la fois. n
› -Soirée d’ouverture du Festival
de musique de chambre de Montréal, 1er mai 2008, 20 h. L’Église
unie de St-James, www.festivalmontreal.org
› -Prix du Gouverneur Général
pour les arts de la scène, 3 mai 2008, Centre national des Arts, Ottawa,
613-755-111, www.nac-cna.ca/prixgg
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