Simon Brault: L’art de l’action culturelle Par Wah Keung Chan
/ 13 avril 2008
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Dans son allocution de clôture, aux Rendez-vous de la culture organisés par ses soins à Montréal en novembre dernier, la voix de Simon Brault s’est brisée sous le coup de l’émotion. Une émotion qu’il est rare de voir ainsi manifestée en public. Deux
jours d’intenses débats, suivis par 106 journalistes et réunissant 1200 acteurs du monde culturel montréalais, le maire Gérald Tremblay et des ministres des gouvernements provincial et fédéral, venaient de déboucher sur l’adoption d’un plan d’action visant à rétablir Montréal comme métropole culturelle. Pour Simon Brault, des années
de préparatifs portaient enfin leurs fruits. « Lorsque la vision se
concrétise enfin, on est ému », a-t-il expliqué.
Ces Rendez-vous de la culture arrivaient
à point nommé. Au cours de la dernière année, Montréal s’est
fait damer le pion par Toronto. La Ville Reine a été favorisée par
un généreux programme d’investissements (de la société Super Build)
qui a donné, par exemple, le Four Seasons Centre for the Performing
Arts et le cristal Michael Lee-Chin au Musée royal de l’Ontario.
L’année dernière, le sénateur Serge Joyal sonnait l’alarme :
Montréal, prévenait-il, était en voie de perdre son statut de capitale
culturelle. Québec fêtait son 400e anniversaire et l’on ne pouvait
guère compter sur les gouvernements minoritaires de la province et
du pays. Bref, Montréal perdait rapidement du terrain. Une situation
que Brault décrit comme un « mauvais alignement planétaire». Il explique
: « Si nous n’avions pas investi dans les Rendez-vous, nous n’aurions
jamais fait pareils gains. La conférence a réaligné les astres, forcé
les grands acteurs culturels à s’engager. »
La conférence a obtenu une grande
couverture médiatique. Le premier jour, on annonçait des fonds pour
le Quartier des spectacles; à la fin, le maire Tremblay, sans aller
jusqu’à doubler le budget du Conseil des arts de Montréal, comme
Brault l’avait demandé, consentait néanmoins à l’indexer.
Le président de Culture Montréal
et l’âme dirigeante des Rendez-vous de novembre retrace le parcours
: « Durant la campagne électorale en 2005, il n’a pas été question
de culture, seulement de nids-de-poule. Alors Culture Montréal a organisé
un rassemblement public. Nous avons proposé l’idée de faire de nouveau
de Montréal un grand pôle culturel, nous avons réclamé la tenue
d’un sommet sur la culture et nous avons demandé aux candidats de
se prononcer. Après les élections, j’ai demandé l’appui du maire
Tremblay pour organiser la conférence. Culture Montréal a servi de
catalyseur en établissant le contact avec les trois paliers de gouvernement
et avec Isabelle Hudon, de la Chambre de commerce. Nous voulions mettre
en branle un processus qui mènerait à l’élaboration d’un plan
commun de développement pour Montréal. Au début, personne ne voulait
prendre d’engagements. Culture Montréal a travaillé à édifier
un consensus autour d’une politique culturelle. Il n’existait pas
de plan d’action, et c’est à cela que nous voulions remédier.
»
À la barre du comité pilote,
Brault crée un climat de confiance où les partenaires peuvent se parler
et ouvrir leur jeu. « Il a fallu 18 mois et beaucoup de rencontres
et de discussions pour que l’idée de convoquer des assises culturelles
finisse par s’imposer. Lorsque les 1200 participants à la conférence
se sont retrouvés ensemble, qu’ils ont appris que les ministres présents
ne quitteraient pas les lieux avant la fin, qu’ils ont vu autour d’une
même table des jeunes leaders de la scène culturelle, des représentants
de l’industrie et des gens d’affaires, ils ont compris que tout
était vraiment possible. Et ce l’était parce que l’élan initial
avait été donné par des organismes non partisans formés de simples
citoyens. Depuis, les villes de Toronto et Calgary nous téléphonent
pour dire qu’elles veulent tenir des sommets de la culture ! »
Simon Brault incarne comme personne
d’autre à Montréal, peut-être, l’amour, la passion des arts et
de la culture. Le directeur général de l’École nationale de théâtre
et vice-président du Conseil des arts du Canada est aujourd’hui l’un
des plus grands bâtisseurs de culture au Canada. Sa ferveur militante
ne date pas d’hier. Il y a 26 ans, Brault prenait presque par hasard
un emploi à l’École nationale de théâtre. Lui qui croyait y passer
les 12 semaines requises pour être admissible à l’assurance-chômage,
est resté, stimulé par la richesse du milieu. Il y est toujours.
L’aîné de huit enfants, Simon
Brault est né dans une famille d’artistes. Son père, qui enseignait
la microbiologie, était également peintre, sculpteur et activement
engagé dans le milieu artistique local. Le poète Jacques Brault, Prix
du Gouverneur général, est son oncle. Simon n’avait pas envisagé
une carrière dans le monde culturel. Il a passé deux ans et demi à
étudier le droit avant de se retrouver à l’École nationale de théâtre
au service de la comptabilité. Son supérieur étant tombé malade,
il l’a remplacé à son poste tout en étudiant quatre soirs par semaine
pendant cinq ans.
Dès le départ, Brault se mêle
aux étudiants de son âge. Il déplore vite le manque de contact entre
les artistes et l’administration scolaire de même qu’un clivage
entre francophones et anglophones. Par ailleurs, l’établissement
est gravement sous-financé. « Je trouvais fascinantes les manœuvres
entourant l’octroi des fonds », dit Brault. En 1992, il devient directeur
administratif. Une façon de dire qu’il codirige l’École avec Monique
Mercure, cela pendant 10 ans. Il est nommé directeur général en 1997.
« Grâce à l’appui de mes collègues, l’École a connu une transformation
profonde, dit-il. À mon départ, on pourra dire que j’ai réussi
à consolider et à renforcer cette institution sur les plans financier,
budgétaire et “politique”, de même que du point de vue des relations
linguistiques. J’ai également proposé une réorganisation administrative
débouchant sur une direction générale assistée de deux directions
artistiques. Sherry Bie dirige la section anglophone, Denise Guilbaut
la section francophone. Nous discutons de tout à trois. L’arbitrage
stratégique m’occupe à temps plein, car les tensions sont toujours
présentes. Ce modèle triangulaire de gestion est d’ailleurs celui
qui existait à l’origine. L’histoire est toujours pleine de bons
enseignements. »
Brault voyait que Montréal n’arrivait
pas à suivre les grands centres culturels ailleurs dans le monde, où
les liens entre les écoles d’art et les villes elles-mêmes sont
étroits, ce qui crée un riche contexte artistique pour la communauté.
« J’ai compris que l’École nationale n’était pas très profondément
enracinée dans sa propre ville. En regardant ce qui se passait à Juilliard,
au Conservatoire de Paris, à la Central School de l’université de
Londres, j’ai pu observer que les grandes écoles de théâtre ne
servaient pas seulement leurs pays respectifs, mais étaient également
étroitement rattachées à leur ville. Il y a presque 20 ans, je me
suis vraiment intéressé à l’avenir de Montréal. Je me suis dit
que nous pouvions avoir un impact sur la ville. »
Le moment crucial dans sa carrière
fut la rénovation, au coût de 18 millions de dollars, du Monument-National.
Ces travaux considérables, qu’il dirigea, furent un véritable défi.
« J’ai dû composer avec Phyllis Lambert et les défenseurs du patrimoine,
de petites troupes de théâtre, le voisins… beaucoup d’intervenants
qui font vivre une ville. Je voulais m’attaquer à quelque chose de
plus stimulant que la simple gestion du budget de l’École : la rénovation
du Monument-National fut une énorme motivation. Nous avons engagé
les meilleurs architectes, comme Éric Gauthier, qui a conçu l’Espace
GO. Tout à coup, j’étais responsable d’une grosse équipe et d’un
gros budget, et j’ai passé deux ans et demi les pieds dans la boue.
Ce défi m’a gardé à l’École. À l’époque, au début des années
1990, Montréal traversait une période difficile : l’économie tournait
au ralenti, la vie politique était en déclin, on pratiquait des compressions
en culture et en santé. »
Brault aime rappeler une importante
rencontre d’orientation où la sous-représentation de la communauté
artistique n’était que trop évidente. « À la fin de 1993, on a
tenu une grosse conférence en gestion à Montréal. Tout le monde devait
être présent : HP, les Bill Gates de ce monde, etc. Le conseil a décidé
que je devais y assister. Il y avait 1500 représentants, mais seulement
trois du secteur culturel : un fonctionnaire du ministère de la Culture,
Gaétan Morency du Cirque du Soleil et moi. » Là, Brault exposa son
analyse de la situation. « Nous nous sommes rencontrés et je leur
ai dit : “J’entends des discours disant pourquoi les décideurs doivent
avoir une mission convaincante et un sens sérieux des affaires. Dans
le secteur culturel, nous avons tout cela, mais pas de ressources.”
Nous voulions changer les rapports entre le secteur culturel, les entreprises
et la ville. Nous avons commencé à rencontrer des gens qui dirigeaient
des institutions culturelles pour déterminer comment nous pouvions
mieux contribuer à l’avenir de la ville au lieu d’être de perpétuels
mendiants. Nous avons élaboré une nouvelle approche, mettant davantage
l’accent sur la vision de la ville et moins sur nos droits. C’est
devenu le Forum d’action culturelle ». En 2002, l’approche de Brault,
fondée sur la collaboration, culmina dans la création de Culture Montréal,
un organisme sans but lucratif « qui réunit des personnes de toute
provenance intéressées à promouvoir la culture sous toutes ses formes
comme élément essentiel du développement de Montréal ». Il était
naturel que Brault en soit le premier président.
Chemin faisant, les efforts de
Brault ont également aidé à créer la Journée annuelle de la culture,
comme moyen d’améliorer l’éducation dans les arts et l’accès
aux arts dans le grand public. « L’éducation fait partie du plan
d’action. La ministre de l’Éducation, Michelle Courchesne, a pris
un important engagement au Rendez-vous dans le but d’améliorer l’éducation
dans les arts. Il nous faut insister et demander au gouvernement d’agir,
mais il nous faut aussi prendre nos propres initiatives. Il n’y a
pas de solution magique. Nous devons voir le développement de la culture
comme une véritable écologie qui repose sur l’éducation dans les
arts dans les écoles comme à la maison, un accès à des spectacles
dans les quartiers, où les prix des billets ne sont pas trop élevés
et où l’écosystème culturel est durable. C’est une entreprise
à plusieurs volets. »
Comment soutenir les arts si les
consommateurs de l’avenir ne sont pas bien initiés dans les écoles
? « Traditionnellement, le moteur du développement culturel était
l’offre. Il nous faut maintenant investir davantage du côté de la
demande : médiation culturelle, éducation dans les arts, démocratisation
de la culture, accessibilité. Nous appuyons les tournées internationales
parce que le marché de Montréal ne peut absorber tout ce que nous
produisons. Le Cirque de Soleil est un bon exemple; la production créative
demeure à Montréal, mais le Cirque fait son argent à l’extérieur
de Montréal. Le Québec est la seule province qui appuie les exportations
culturelles.
Le style Montréalais
« Montréal est très forte tant
dans les arts de la scène que dans les arts visuels, rappelle Brault
avec fierté. Nous avons développé un caractère visuel de nos spectacles
qui est unique. Il y a un style Montréal; cela a commencé au théâtre
et est devenu en fait la signature du Cirque du Soleil. Ses premiers
concepteurs venaient du théâtre. Les décors, les éclairages, le
son sont des personnages dans les spectacles. Dans d’autres villes,
les décors sont plutôt illustratifs. Ici, les décors sont plus abstraits
et, la plupart du temps, cela apporte une dimension additionnelle au
spectacle. Nous mélangeons l’esthétique nord-américaine et l’esthétique
française. Le style Montréal, c’est l’absence de limites, même
si nous n’avons pas les ressources nécessaires. C’est faire de
grandes choses avec de petits moyens.
« Toronto aussi a beaucoup d’activités
culturelles, mais la culture y est vue comme une toile de fond pour
les affaires et le développement; elle ne joue pas un rôle aussi central
qu’ici. Le public du théâtre à Montréal est considérable, et
se renouvelle étonnamment bien. Nous avons à Montréal énormément
de petites et moyennes compagnies, qui font beaucoup de création et
qui chacune ont leur public. Il y a un public pour tout à Montréal.
»
Simon Brault dirige une école
bilingue. Il est intéressant de l’entendre sur les deux solitudes
de la ville. « Dans la discussion sur le français et l’anglais au
Québec, ce que je déteste, c’est quand la discussion se fait entre
le reste du Québec et Montréal. Comme Montréalais, nous abordons
ces questions avec beaucoup plus de finesse. Notre façon de vivre ensemble,
cette subtilité est un atout important pour l’avenir de Montréal.
J’adore travailler dans une institution où nous sommes au cœur de
tout cela et dans une ville où nous vivons dans ce creuset chaque jour.
« Montréal est et sera de plus
en plus diversifiée dans ses composantes ethniques, en raison de l’immigration,
et l’immigration est la clé de l’avenir de Montréal. Je crois
par contre que la ville devrait demeurer française, que le français
devrait être la langue commune, sans pour autant exclure d’autres
langues, dont l’anglais. Montréal est encore la deuxième plus grosse
ville française au monde, cela fait partie de notre identité. Cela
ne devrait empêcher personne de créer, publier ou parler en anglais.
Tous les Montréalais doivent comprendre que la réalité française
de la ville constitue un atout formidable que nous devrions chérir
et protéger, parce que c’est nettement quelque chose qui distingue
Montréal du reste du continent. Si nous pouvons conserver ce précieux
atout, nous demeurerons un pôle d’attraction pour les artistes, les
étudiants, les chercheurs et les personnes qui désirent vivre une
expérience culturelle différente.
« C’est tout un défi que de
conserver une culture française vivante en Amérique du Nord. Nous
avons la responsabilité de la protéger et l’affirmer. Si les artistes
travaillant en français réussissent à demeurer pertinents, à étonner,
à dire quelque chose qui rejoint l’âme des gens, il y aura un avenir.
Il y a un lien intrinsèque entre l’existence même de la culture
française en Amérique du Nord et la création artistique. Il est essentiel
que nous ne tentions pas de vivre en vase clos. Nous devons établir
des ponts avec toutes les cultures. Montréal est une ville vivante
et intéressante parce que nous avons constamment des défis d’ordre
linguistique à surmonter. »
Lorsque je mentionne à Simon Brault
son émouvant discours de clôture au Rendez-vous, il répond : « J’étais
peut-être trop émotif à la fin du sommet. Je suis habituellement
plutôt rationnel, mais je suis profondément touché par l’art. Si
je n’éprouvais pas d’émotion, je me trouverais pas mon travail
aussi gratifiant. Le Rendez-vous a mis beaucoup de pressions sur les
gouvernements, les gens d’affaires et le secteur culturel, les résultats
doivent suivre; nous devons comme ville prendre en main notre propre
destin. C’est une question de prise en charge. » n
[Traduction : Michèle Gaudreau et Alain Cavenne]
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