Accueil     Sommaire     Article     La Scena Musicale     Recherche   

La Scena Musicale - Vol. 13, No. 6 mars 2008

Laurence Kayaleh et Paul Stewart - Le son de Medtner

Par Wah Keung Chan / 2 mars 2008

English Version...


Tout a commencé par une conversation banale sur un quai du métro après une répétition en 2002. « As-tu déjà entendu parler de Nikolaï Medtner ? » a demandé le pianiste canadien Paul Stewart à Laurence Kayaleh. Stewart, qui cherchait depuis un certain temps un bon violoniste pour interpréter les sonates pour piano et violon de Medtner, sortit amoureusement ses précieuses photocopies des sonates et les tendit à la violoniste suisse pour qu’elle les apporte à la maison. « Je fus immédiatement éblouie et accrochée », admet Kayaleh. Ce bref échange a donné naissance à une collaboration qui culmine maintenant avec la publication de leurs deux disques comprenant les œuvres complètes pour violon et piano de Medtner sur étiquette Naxos.

Qui est Nikolaï Medtner ?

Pour Stewart, la découverte de Nikolaï Medtner a été presque une obsession depuis qu’il a découvert les œuvres du compositeur alors qu’il étudiait à Londres. « Mon professeur avait connu Medtner et il me montra quelques partitions. » La recherche des partitions a été une quête de nombreuses années, menant Stewart de l’Angleterre à l’Inde et à New York. Bien que les œuvres complètes de Medtner aient été publiées dans les années 1960 en Russie, le fait est que peu de bibliothèques en possédaient les 12 volumes. Et ce n’est que récemment qu’ont paru des enregistrements des œuvres du compositeur russe.

La plupart des musiciens et des mélomanes auraient du mal à situer Nikolaï Medtner (5 janvier 1880 – 13 novembre 1951), un contemporain plus jeune de Rachmaninov et Scriabine. Né à Moscou et le cadet de cinq enfants, Medtner a étudié le piano avec sa mère jusqu’à l’âge de dix ans, puis fut admis au Conservatoire de Moscou. Il a obtenu son diplôme en 1900. En plus de la technique pianistique, Medtner étudia la composition avec Taneyev. « La virtuosité de Medtner au piano ne le cédait qu’à celle de Rachmaninov, dit Stewart. Il était connu comme spécialiste du Quatrième concerto pour piano et de la sonate ‘Appassionata’ de Beethoven, mais il ne jouait que sa propre musique. » À la grande consternation de sa famille, Medtner se consacra très tôt exclusivement à la composition.

Le langage musical de Medtner s’inspirait du romantisme. « On l’a appelé le Brahms russe et son style était à peu près formé lorsqu’il atteignit la vingtaine », dit Stewart. Dans ses dix premières années de composition, Medtner a produit une série d’œuvres pour piano qui ont connu du succès. « Rachmaninov le voyait comme le plus grand compositeur de leur époque et lui a dédié son Quatrième concerto pour piano. S’il est si méconnu aujourd’hui, c’est uniquement affaire de malchance. » Lorsque la Révolution russe éclata en octobre 1917, Rachmaninov quitta vite le pays, mais non Medtner. Depuis plusieurs années, il était amoureux d’Anna Mikhaylovna Bratenskaya, une violoniste et la jeune épouse de son frère aîné Émile. Avec la bénédiction d’Émile, Medtner attendit la mort de ses parents et le divorce de son frère avant d’épouser Anna en 1918. « Medtner était un homme de principes, affirme Stewart, et l’idée d’avoir des rapports charnels avec Anna avant leur mariage lui aurait répugné. » Le couple ne put quitter la Russie qu’en 1921 et, à l’exception d’une tournée en 1927, n’y retourna jamais. Malheureusement, la musique s’était éloignée du romantisme entre-temps et Medtner était vu comme un compositeur de la vieille école.

Bien que Rachmaninov lui ait obtenu une tournée en Amérique du Nord en 1924, Medtner, qui ne jouait que ses propres œuvres, ne fut jamais friand des tournées et des concerts; il s’établit finalement à Londres, où il se consacra à l’enseignement, aux récitals et à la composition. Il n’hésitait pas à vilipender la musique moderne et en 1935, il publia un traité, La Muse et la Mode, une défense des fondements de l’art musical. « Il ne pouvait supporter Richard Strauss et lançait des attaques de tous côtés, dit Stewart. La Deuxième Guerre mondiale arriva et sa musique tomba dans l’oubli. » Ses éditeurs allemands disparurent et non seulement ses revenus s’évaporèrent-ils, mais sa musique devint introuvable.

La fortune sembla de nouveau lui sourire après les pénibles années de guerre lorsqu’en 1946, le maharaja de Mysore, dans le sud de l’Inde, devint son protecteur. En 1949, le maharaja fonda une Société Medtner à Londres pour enregistrer les œuvres complètes du compositeur. Malgré sa santé déclinante, Medtner enregistra ses trois concertos pour piano ainsi que ses sonates, sa musique de chambre, ses nombreuses mélodies et des œuvres plus courtes. « L’ennui, rappelle Stewart, c’est que les disques étaient des 78 tours alors que, dans les années 1950, ce format était remplacé par le 33 t. et ces enregistrements devinrent difficiles à trouver. » Le compositeur s’éteignit à Londres en 1951 et il est inhumé avec son frère Émile à Hendon. Anna regagna alors la Russie avec tous ses manuscrits et ses partitions. Ses œuvres complètes furent publiées en Russie dans les années 1960, mais ces éditions demeurent difficiles à trouver.

Paul Stewart

L’œuvre de Medtner s’inscrit dans la grande tradition du XIXe siècle. D’après certains, il se voyait comme un descendant de Beethoven. Pour lui, le son était essentiel dans ses compositions. Et pour Paul Stewart, le son a toujours été le fondement de son jeu. Né en Nouvelle-Écosse, fils d’un père chanteur et chef de chorale, Stewart a adopté le piano dès l’âge de 5 ans. Le jeune pianiste intrépide accompagnait son père et la chorale et jouait également à l’orgue. Il a ensuite étudié à McGill avec le Hongrois Charles Reiner. « J’ai reçu une formation à l’ancienne, dit-il, où le son et le timbre étaient les plus grands défis pour un pianiste, et non la capacité de jouer vite. Avec Charles, c’était toujours le son, le son. Il fallait apprendre à jouer tel que l’instrument avait été construit. Il est important de savoir comment une corde vibre. Il faut apprendre comment manier la vitesse avec laquelle le marteau frappe la corde, c’est là le secret. Si la corde ne vibre pas avec les partiels, le son sera dur ou, au mieux, sans intérêt. Bien sûr, ce n’est pas que cela, jouer du piano, mais c’est peine perdue si ce n’est pas musical. » Après McGill, Stewart a poursuivi ses études dans la tradition européenne, avec Kendall Taylor à Londres et Arturo Benedetti Michelangeli en Italie. « J’ai eu la chance d’entendre Horowitz et Rubinstein en concert, dit-il. La musique de Medtner est extrêmement riche et elle a besoin d’un artiste qui comprend le son. Je suis chanceux de l’avoir trouvée en Laurence Kayaleh. »

Laurence Kayaleh

La musicienne de 33 ans, fille de musiciens (sa mère pianiste et son père violoniste dirigent l’Académie de violon Kayaleh en Suisse), a toujours été fascinée par les caractéristiques individuelles des grands violonistes comme David Oïstrakh et Yehudi Menuhin. « J’essaie toujours d’avoir un son parlant, qui dit quelque chose de particulier, ce que je sens et ce que je veux exprimer dans la musique, dit-elle. Le son est un merveilleux langage pour les atmosphères. J’essaie d’avoir autant de couleurs que possible. Mon but est toujours d’avoir un beau son. Il y a le caractère de la pièce, mais le son doit toujours être bien rond, riche. » Quel est le secret du beau son au violon ? « Il faut beaucoup d’horizontalité dans l’archet, ce qui produit beaucoup de vibrations naturelles dans les cordes. Si on exerce plus de pression, la vibration de la corde sera moins ample. La main gauche est le vibrato. Il faut être très précis dans l’intonation, de manière à obtenir toutes les harmoniques des notes. C’est beaucoup d’heures de travail, même sans vibrato pour bien sentir l’archet. Travailler lentement les passages rapides. Jouer vite en ayant un sentiment de calme. On sent chaque note et le son se développe. » Kayaleh connaissait Medtner comme un grand compositeur pour le piano et fut enchantée de découvrir les morceaux pour violon. « Je m’intéresse beaucoup aux œuvres belles qui sont peu souvent jouées », ajoute-t-elle.

Jouer Medtner

Parler de Medtner avec Stewart et Kayaleh, c’est un peu comme entendre une sonate pour violon du compositeur : deux voix égales s’appuient l’une l’autre. « Parfois je suis la soliste, parfois l’accompagnatrice », dit Kayaleh. « Medtner avait un don naturel pour la structure, il est né avec la forme sonate, affirme Stewart. Ses compositions sont tellement polyphoniques et contrapuntiques, la matière mélodique est tellement dense. Il maîtrise admirablement la matière mélodique, qui se développe et s’imbrique couche par-dessus couche. On découvre que le deuxième thème est le premier thème à l’envers. » Selon Stewart, Medtner est un compositeur plutôt intellectuel. « Il composait comme un orfèvre; chaque note avait un but ou une finalité. » Les partitions de Medtner sont pleines d’indications, ce que Stewart appelle le scénario. « Chaque mot sur l’atmosphère a son utilité », dit-il. « Au début, avoue Kalayeh, les indications d’archet me paraissaient insensées, mais plus je jouais un morceau et plus j’en voyais la logique. » Stewart d’ajouter : « Parfois, on se demande pourquoi une ligne legato devrait être jouée seulement avec le pouce. J’ai essayé et c’est effectivement la seule façon d’y arriver. Liszt aussi faisait cela. » Il raconte comment il s’est servi des enregistrements de Medtner pour guider l’interprétation. « Medtner suivait scrupuleusement les indications de métronome et s’en tenait toujours au pouls de la musique, dit-il. Le respect de ses indications donne en fait plus de liberté », dit-il. Kayaleh enchaîne : « La liberté se trouve entre les temps. Il y a un véritable tempo rubato. C’est la même chose chez Chopin. »

À quoi le public doit-il s’attendre ? « Il faut garder l’esprit ouvert et y mettre un certain effort », répond Stewart. « Écouter le tempo et se préparer à être transporté par la musique », ajoute Kayaleh. « La densité de la musique la rend compliquée, mais Medtner est extrêmement mélodieux, poursuit Stewart. Elle vous accrochera à la deuxième ou la troisième écoute. Il faut creuser pour découvrir des trésors. » n

[Traduction : Alain Cavenne]


English Version...

(c) La Scena Musicale 2002