Le mage du piano Radu Lupu Par Lucie Renaud
/ 17 décembre 2007
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Inclassable, inégalable, inoubliable,
Radu Lupu ravit depuis plus de 40 ans les auditoires du monde entier
par son jeu ancré à la fois dans les profondeurs de l’instrument
et l’âme du compositeur, une sensibilité musicale exceptionnelle,
une facilité déconcertante mais d’une grande discrétion, une intériorité
toute en subtilité et un don certain pour peindre des paysages sonores.
Ses qualités pianistiques et son aura d’artiste secret le maintiennent
dans une classe à part. Comme s’enthousiasmait un critique londonien,
« il a les pianissimi célestes d’un Richter, les fortissimi
retentissants d’un Guilels et les accords mystérieux et magiques
d’un Cherkassky ». Mais si Lupu est l’un des géants du piano,
il refuse toute publicité gratuite et décline systématiquement les
entrevues depuis plus de 30 ans, considérant, peut-être avec raison,
que ses mots ne pourraient rien révéler de plus que ce qu’il transmet,
quelques soirs par année, à un public fervent. Quand on assiste à
un récital de Lupu, on se glisse dans la salle presque sur la pointe
des pieds, histoire de ne pas s’immiscer dans la transmission d’un
nombre relativement restreint de chefs-d’œuvre du répertoire. «
Le public vient à lui, il ne vient pas le chercher, il ne lui fait
aucune concession », confirme Louise Forand-Samson, directrice artistique
du Club musical de Québec, qui a convaincu son ami de longue date de
s’arrêter une fois encore à Québec le 28 janvier prochain. (Le
programme Schubert et Debussy sera repris deux jours plus tard à Montréal
lors du concert-bénéfice de la Société Pro Musica.)
La virtuosité n’est jamais une
solution en soi pour Lupu et si son jeu brille, c’est d’un éclat
soutenu, bien éloigné du miroitement de pacotille. « Il est intéressé
uniquement par la musique et ne souhaite pas imposer sa personnalité
ni aucune théorie. Il vous donne la musique exactement comme elle est
», expliquait son ami Sir Colin Davis en 2002, quelques heures avant
un concert de Lupu avec le London Symphony Orchestra au Barbican de
Londres. À coups de récitals encensés, d’enregistrements mythiques
(aucun nouvel enregistrement n’est paru depuis presque dix ans maintenant),
d’une phrase musicale parfaitement ciselée après l’autre, il est
surtout devenu « le pianiste des pianistes », celui que l’on révère,
auquel on voue une admiration sans borne, qui inspire et déstabilise
à la fois. Dans une émission radiodiffusée sur les ondes de la BBC,
Mitsuko Uchida le qualifiait de « musicien le plus remarquable qu’elle
ait jamais rencontré » tandis que Daniel Barenboïm (qui dirigeait
l’orchestre lors du premier rendez-vous du pianiste avec le Cleveland
Orchestra en 1972 et avec qui il a enregistré un disque de piano quatre-mains
en 1998) évoquait son imagination auditive exceptionnelle et sa capacité
à créer des textures orchestrales.
Sous ses doigts, Schubert séduit
par la finesse avec laquelle il est chanté, avec retenue mais conviction.
Le redoutable Harold C. Schoenberg, auteur de The Great Pianists,
explique que Lupu « sait comment façonner une mélodie sans exagérer,
et seuls les élus ont cette sorte de fluidité facile, inéluctable
». Le pianiste sculpte les phrases adroitement calibrées d’un concerto
de Mozart avec une tendresse presque envoûtante. Edward W. Said, le
critique musical de The Nation, après une interprétation
du Concerto en do mineur, K. 491, le décrivait comme étant «
certainement le plus exigeant et le plus discret des pianistes contemporains,
un interprète dont les pianissimi, l’intelligence rythmique
et, oui, les gammes, sont incroyables, mais dont la forte personnalité
musicale s’exprime, comme celle d’Orphée, par litotes et avec un
caractère réfléchi presque stoïque ». Il sait être à la fois
poète discret et héros flamboyant dans Beethoven. Adrian Jack, de
l’Independent de Londres, mentionnait qu’« il apporte à
Beethoven, Schubert et Brahms profondeur et sérieux, un sens de l’infini,
qui fait paraître les autres pianistes – même les plus doués –
creux et inexpérimentés en comparaison ». Quand il aborde les derniers
opus de Brahms, il ouvre les portes de l’au-delà et puise une lumière
quasi surnaturelle en lui-même aussi bien qu’en l’auditeur. Alex
Ross, le critique musical du New Yorker, parle de son enregistrement
des Intermezzi opus 117 comme étant « l’un des plus beaux
disques de piano jamais enregistrés ».
Radu Lupu est né le 30 novembre
1945 à Galati, en Roumanie. Il s’est mis à l’étude du piano à
l’âge de six ans avec Lia Busuioseanu (professeur notamment de son
compatriote Dinu Lipatti) et, à l’âge de douze ans, il faisait ses
débuts dans un programme entièrement consacré à ses œuvres. Il
a poursuivi ses études au Conservatoire de Bucarest avec Florica Muzicescu
et Cella Delavrance, avant d’obtenir une bourse pour se perfectionner
au Conservatoire de Moscou auprès du célèbre Heinrich Neuhaus –
également professeur de Richter et de Guilels – puis de son fils
Stanislav. Lupu n’a pu qu’être touché par certains principes pédagogiques,
partagés par Neuhaus dans son Art du piano. En effet, pour Neuhaus,
il est essentiel de « posséder intérieurement une sorte de musique
», mais aussi « l’image esthétique » de l’œuvre, afin de pouvoir
intégrer son sens, son contenu, sa poésie. L’oreille règne : elle
entend, ordonne, pressent, oriente. En se fixant sur cette image esthétique,
le pianiste saisira alors l’essence de l’œuvre, la technique devenant
moyen plutôt que fin. Sa devise, « Tête froide et cœur brûlant
», peut certes s’appliquer au jeu de Lupu, tout en ardeur contenue.
Maintenant dans la soixantaine,
le pianiste ressemble à un poète timide, vaguement anarchiste, plutôt
qu’à un virtuose explosif. Pourtant, il a su jadis convaincre trois
jurys de concours importants de ses dons pianistiques exceptionnels.
En 1966, il remportait le Concours Van Cliburn avec une interprétation
fulgurante du flamboyant Deuxième Concerto
de Prokofiev. « Je ne m’y attendais pas, confiait-il alors au
New York Times. Les concours sont exaspérants. Je n’aime pas
du tout la compétition. » Trois ans plus tard, il raflait coup sur
coup le Concours international George Enescu et le Leeds, avant de faire
volte-face et de se consacrer au répertoire austro-allemand, de Mozart
à Brahms. « J’aurais souhaité pouvoir faire carrière uniquement
en jouant des mouvements lents », a-t-il un jour confié à Louise
Forand-Samson. C’est effectivement souvent là, dans les strates sonores
les plus intimes, que Lupu, en maître des demi-teintes, atteint un
paroxysme de sensibilité et plonge l’auditeur dans un état de spiritualité.
Derrière son refus de frayer avec
les journalistes, une apparente austérité à l’instrument et une
image d’ours mal léché – Lupu ne regarde jamais le public dans
les yeux avant de se glisser sur son improbable chaise droite –, le
pianiste roumain est toutefois loin d’être un reclus solitaire. Il
habite en banlieue de Lausanne, avec sa femme Delia, violoniste à l’Orchestre
de chambre de la ville. Louise Forand-Samson en parle comme d’un polyglotte
à la culture immense, qui connaît la peinture, l’histoire, qui adore
la lecture, le cinéma et le bridge. Qu’il vienne au Québec ou qu’ils
se croisent en Europe, ils font toujours quelques manches de ce jeu,
tout en concentration et en analyse. Lors de ses déplacements, le pianiste
occupe d’ailleurs ses soirées d’hôtel solitaires à y jouer en
ligne sur son ordinateur portable. Si sa conversation n’est pas toujours
facile, il peut s’enflammer en un instant si le sujet l’accroche
et entretenir alors une conversation passionnée. Homme généreux,
il s’est engagé à de nombreuses reprises dans des causes qui lui
étaient chères, notamment celle des enfants roumains. Son humour est
particulièrement caustique et il sait même être loufoque à l’occasion.
Louise Forand-Samson mentionne cette répétition générale lors de
l’événement Pianissimo fortissimo, organisé au milieu des
années 1970, alors que Radu Lupu était apparu sur scène hissé sur
un diable de déménagement.
Au fil des ans, elle a développé
une grande complicité avec le musicien. « Ses murs ne sont pas étroits,
mais peu en ont la clé », avoue-t-elle néanmoins. Elle raconte notamment
cette conversation où, après un concert, il lui avait demandé ce
qu’elle en avait pensé. De façon évasive, elle avait jugé bon
de répondre : « Il y avait beaucoup de bonnes choses ». Il avait
balayé sa réponse du revers de la main. « Je ne veux pas connaître
les bonnes choses, parle-moi des mauvaises », avait-il alors insisté
de sa voix de basse. Après qu’elle eut avoué avoir trouvé son troisième
mouvement du Concerto italien de Bach trop rapide, une discussion
fougueuse s’était amorcée, dans laquelle Lupu affirmait jouer l’œuvre
« exactement comme Bach l’avait souhaité ». Voyant qu’elle n’aurait
pas le dernier mot, la directrice artistique s’était inclinée. Quelques
jours plus tard, le téléphone la tirait du sommeil à deux heures
du matin. De San Francisco, Lupu lui disait, de façon laconique : «
Je l’ai joué plus lentement ce soir, j’espère que tu es contente
! »
Poète, sorcier, sourcier, Radu
Lupu est certainement unique en son genre. Qui peut révéler de façon
aussi éloquente le feu sous la braise en apparence paisible, la faille
derrière la solidité d’un édifice
musical, faire tempêter le piano et le faire soupirer l’instant suivant
? Pour résoudre l’énigme musicale, on serait tenté de citer Virgil
Gheorghiu, célèbre compatriote du pianiste : « La poésie, comme
la prière, est une échelle vers le ciel. » Rares sont les musiciens
capables d’aussi beaux silences. n
À Québec (Club musical
de Québec) le 28 janvier et à Montréal (Société Pro Musica) le
30 janvier 2008, Radu Lupu jouera la Sonate en ré majeur D.
850 de Schubert et le premier livre des Préludes de Debussy.
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