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La Scena Musicale - Vol. 13, No. 2 octobre 2007

Glenn Gould : Histoire de style

Par Stéphane Villemin / 3 octobre 2007


Si tout le monde s’accorde à dire que Glenn Gould était un pianiste hors du commun, la question de son style provoque les réactions les plus diverses, allant de l’adoration jusqu’à l’aversion la plus tenace. Le fait est que les fortes personnalités ne laissent jamais indifférent, car elles transcendent la normalité en faussant les repères et en questionnant les critères de catégorisation. Glenn Gould n’a pourtant pas consacré sa vie à débusquer des mythes ou à combattre des idées reçues, il l’a sacrifiée sur l’autel du style, de son particularisme, de son idiosyncrasie. Glenn Gould était, il ne cherchait pas à être. Son style n’était pas forcé, il émanait de sa personnalité comme une lave jaillit d’un volcan en activité et sans relâche.

À notre époque où les notions d’écoles pianistiques se sont estompées et où les styles sont devenus plus ou moins interchangeables dans le meilleur des cas, inexistants dans le pire, Glenn Gould fait figure de martien dont la singularité dérange. Malade, il l’a été dans le sens médical du terme, mais le cas psychosomatique de ce grand consommateur de pilules relève d’une plus grande complexité. S’il valait par ce qui le différenciait des autres, il était sûrement atteint de la « maladie de valeur » dont parlait Gide. En d’autres termes, ses ailes de géant l’empêchaient de voler, pour paraphraser Baudelaire.

En tant qu’être engagé, il a mis en œuvre tous les moyens d’expression susceptibles d’extérioriser son combat intérieur : l’interprétation pianistique, la composition, le pamphlet, le théâtre, le monologue, l’art de l’enregistrement ainsi que l’enregistrement de l’art, mais aussi les émissions de radio dont il devenait le producteur d’un soir pour la CBC. Loin d’être de simples biographies ou des panégyriques, ses portraits radiophoniques de Schoenberg, Casals, Stokowski et Strauss s’avéraient des prétextes au partage des concepts philosophiques qui le hantaient. Dans sa Trilogie sur la solitude, il explore aussi les thèmes du silence, du nord et de l’horizontalité qui lui sont chers.

Forcément capricieux, impalpable, obscur ou abscons pour le béotien, le pianiste ne cherchait pas à cultiver son style en portant écharpe, gants et foulard en plein été. Ce que d’aucuns pourraient tenir pour du folklore n’était que le haut de l’iceberg d’une personnalité dotée d’une sensibilité exacerbée et d’une intelligence hors du commun. Lorsqu’un artiste se confond à ce point avec ses idées, le résultat ne peut être qu’exceptionnel.

Chez Gould, l’art et la manière sont intimement liés à l’énergie intérieure qui l’a animé pendant les cinquante années de sa vie. Comment pouvait-il faire preuve d’autant de virtuosité au clavier avec une technique aussi contraire à l’anatomie ? Sans doute qu’en se tenant droit, sur un banc un peu plus haut, il se serait senti plus loin de la matière musicale. Mais tout fonctionnait à merveille grâce à sa force intérieure qui le propulsait dans un état de transe et d’extase. À quoi sert le vêtement corporel pour un être dont l’âme exacerbée déborde à tout instant ?

Naturellement, il a dû compenser artificiellement les mauvais traitements infligés à son corps, non par masochisme, mais par pure négligence : séance de mains et de bras passés à l’eau chaude, médicaments, jusqu’au moment où l’équilibre instable s’est rompu, un jour après son cinquantième anniversaire.

Inimitable vie, personnalité unique, tout pour le style et rien pour le monde matériel. Glenn Gould serait-il le Dorian Gray des pianistes ?

Qu’en pensaient les Russes ?

Lors de sa première tournée européenne en 1957, Glenn Gould alla jouer en URSS. Pour son premier concert à Moscou, il n’y avait que quarante personnes dans la salle. Après l’entracte, il n’y avait plus une place où s’asseoir. Doués d’une remarquable sensibilité musicale, les Russes voulurent ce soir-là faire partager à leurs amis la légende du pianiste qui jouait de la musique comme personne ne l’avait fait avant lui. Après l’avoir entendu, le plus grand pédagogue russe de ce siècle, Heinrich Neuhaus , affirma : « Sa façon de jouer Bach donne l’impression que le compositeur lui-même a pris place au piano. »

Les fameuses Variations Goldberg

Gould fit ses débuts aux États-Unis le 2 janvier 1955 à Washington, puis le 11 janvier de la même année au Town Hall de New York. Ce dernier récital aurait pu passer totalement inaperçu, n’était la présence de David Oppenheim, directeur de la Columbia, venu un peu par hasard. L’affiche annonçant un programme Gibbons, Sweelinck, Bach, Weber, Beethoven et Berg, interprété par un pianiste inconnu, ne risquait pas d’ameuter les foules. Le lendemain même, un contrat était signé avec sa maison de disques de toujours, pour laquelle il allait réaliser plus de soixante enregistrements. Le premier d’entre eux fut le tremplin de la carrière internationale de Gould. Les Variations Goldberg de Bach, enregistrées en juin dans une ancienne église presbytérienne servant de studio à la Columbia, firent le tour du monde et précédèrent Gould lors de sa première tournée européenne en 1957. Les plus grandes salles, les plus grands chefs, et les plus grands cachets dit-on, s’offrirent au pianiste canadien. En 1981, il bouclait son entreprise en réenregistrant les Variations Goldberg au même endroit, vingt-six ans après. Un des jeux favoris de la critique consiste à comparer les deux versions... n


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