Jacques Hétu : Le bonheur de composer Par René Champigny
/ 1 juillet 2008
English Version...
Jacques Hétu fête cette année son
70e anniversaire de naissance et, à quelques soupirs près, le 50e
anniversaire d’une formidable carrière de compositeur.
Jacques Hétu est un homme visiblement
heureux. Il se dit privilégié de vivre dans les Laurentides, « au
milieu de la forêt, des lacs, des fleurs, des chevreuils et des chants
d’oiseaux ». Son bonheur, il le relie à la décennie de la
quarantaine. « Elle fut pour moi la plus remarquable et mémorable,
à tel point que j’ai toujours l’impression d’avoir 40 ans. Ce
fut, bien sûr, la rencontre de ma compagne Jeanne Desaulniers et notre
retour en ville dans le tourbillon de la petite famille, de l’enseignement
à l’UQAM, des commandes importantes, bref, de la vie montréalaise.
Pour moi, le bonheur augmente dans la mesure où l’environnement peut
être propice à l’accomplissement d’un travail. Ce qui est tout
à fait mon cas. Avec les années, sans devenir plus calme, car je le
fus toujours, je suis devenu intérieurement moins anxieux, plus serein
et encore plus libre d’exprimer en musique ce que j’ai à dire…
Ma seule inquiétude, c’est de réaliser parfois la rapidité du temps
qui passe ».
Mais le bonheur n’a pas toujours
été au rendez-vous. À l’âge de 5 ans, après une petite enfance
qu’il dit « radieuse », ses parents le mettent en pension. Nous
sommes en 1943, en pleine guerre, et personne n’en voit la fin. Son
père, médecin militaire, est pris dans la tourmente. « La rupture
fut alors violente. Fort heureusement, au cours de ma 15e année, je
découvre la musique et la faculté de m’exprimer avec les sons. Je
quitte le collège peu de temps après avec une boîte remplie de manuscrits…
J’avais décidé de devenir compositeur et d’apprendre tout ce qu’il
fallait pour y parvenir. Dans cette boîte, on pouvait trouver des pièces
pour piano, une symphonie, un poème symphonique ainsi qu’une esquisse
pour chœur a cappella du Vaisseau d’Or ! »
La poésie de Nelligan le touche.
Il n’est pas indifférent à la douleur du poète qu’il ressent
un peu comme la sienne. L’univers trouble et douloureux de Nelligan
lui inspire en 1972 la composition des Clartés de la nuit pour
soprano et orchestre puis, en 1982, des Abîmes du rêve pour
basse et orchestre. Suivront en 1988 les Illusions fanées pour
chœur mixte a cappella, puis, à l’occasion du cinquantième anniversaire
de la mort du poète en 1991, Le Tombeau de Nelligan pour orchestre.
C’est « le corpus le plus caractéristique de mon esthétique »,
affirme alors Hétu, une esthétique dont il avoue maintenant s’être
détaché. « Cet univers trouble et douloureux ne fait plus partie
de mes états d’âme qui sont orientés actuellement vers la lumière
et la sérénité. Mes récentes œuvres, ludiques et festives, en sont
la preuve. Je veux célébrer la vie plutôt que la douleur ! »
Parmi les proches amis de Hétu
se trouve Jean Laurendeau, dédicataire du Concerto pour ondes Martenot
et orchestre créé sous la direction de Charles Dutoit à l’Orchestre
National de France en 1995, puis à l’OSM deux ans plus tard. Laurendeau
voit dans l’homme et le musicien la rencontre des antagonismes du
bonheur : « La joie, chez Jacques, s’accompagne toujours d’un “mais”
– à moins que ce ne soit le contraire, qu’une tristesse incontournable
face à la vie s’accompagne toujours chez lui d’un “mais” ouvrant
la porte à la joie. Cette ambiguïté n’est-elle pas la source d’une
grande richesse en art ? Une des spécificités de la musique n’est-elle
pas justement de pouvoir dire en même temps une chose et son contraire
? »
Du travail, Hétu tire une sérénité,
un bonheur qu’il n’hésite pas à partager, comme en témoigne l’organiste
et compositeure Rachel Laurin : « C’est un homme très simple, passionné
et généreux de son temps. Je l’ai connu dans les réunions du Centre
de musique canadienne où, tâtonnant sa pipe, il ne disait pas grand-chose,
mais était très attentif. Il m’a appelée en 2000 pour que je crée
son Concerto pour orgue et orchestre avec l’Orchestre symphonique
d’Edmonton sous la direction de Mario Bernardi. Par la suite, j’ai
maintenu des contacts avec lui. Je lui demande parfois des conseils
pour mes propres compositions, surtout sur le plan de l’orchestration.
C’est un orchestrateur remarquable ! Vous connaissez Images de
la Révolution ? », lance-t-elle. Commande de l’OSM, l’œuvre
commémore en 1989 le bicentenaire de la Révolution française. Dutoit
la dirige aussi bien à l’OSM qu’à l’Orchestre philharmonique
de New York. Hétu raconte que l’œuvre est née dans « une exaltation
particulière, le studio étant tapissé de reproductions très colorées
de l’époque ». Le catalogue de Hétu compte maintenant dix-huit
œuvres orchestrales, dont quatre symphonies. La Passacaille
(1970), Antinomie (1977) et Le Tombeau de Nelligan (1992)
figurent parmi les plus jouées. Ainsi, en 1990, Pinchas Zukerman mettait
au programme de l’Orchestre du CNA d’Ottawa Antinomie et
la 3e Symphonie lors d’une tournée en Allemagne, au Danemark
et au Royaume-Uni.
Après plus de 80 numéros d’opus,
la production du compositeur est loin de fléchir, ayant même tendance
à s’intensifier ! Depuis sa retraite du monde de l’enseignement
en 2000, Hétu se consacre entièrement à la composition. Et il a l’embarras
du choix entre de très nombreuses commandes. En mai de cette année,
l’Orchestre symphonique de Québec sous la direction de son chef Yoav
Talmi créait Légendes, une œuvre à caractère folklorique
commémorant le 400e anniversaire de la ville. En septembre prochain,
l’Orchestre symphonique de Trois-Rivières créera Sur les Rives
du Saint-Maurice. Et en mai 2009, ce sera au tour de l’OSM avec
les Variations sur un thème de Mozart pour trois pianos et orchestre,
son 20e concerto ! Décidément, le compositeur ne chôme
pas. On annonce même pour février 2010 la création d’une œuvre
imposante de Hétu à l’Orchestre symphonique de Toronto. C’est
à suivre… n
Le langage de Hétu :
indépendance et expression
« Ce que j’aime beaucoup de lui, c’est
une sorte d’indépendance musicale. Il est toujours resté libre de
toute influence. Il n’a jamais été inféodé à un mouvement d’avant-garde.
Il est resté fidèle à lui-même tout au long de ces années. C’est
le compositeur canadien le plus personnel », affirme Victor Bouchard.
En 1962, alors étudiant en composition à l’École normale de musique
de Paris avec Henri Dutilleux, Hétu écrit sa Sonate pour deux pianos
à l’intention des duettistes Victor Bouchard et René Morisset, une
sonate que le duo interprète alors sur plusieurs scènes européennes
et à New York, au Carnegie Recital Hall, l’année suivante. Avec
cette sonate, le compositeur passe les épreuves de sortie de l’École
normale et obtient son diplôme d’excellence.
Après ses études au Conservatoire
de musique de Montréal avec Clermont Pépin de 1956 à 1961, Hétu
se nourrit avidement des richesses artistiques qu’offre la capitale
française. « C’est la fréquentation des multiples concerts à Paris
qui m’a le plus enrichi. Partant du désert musical du Montréal des
années 1950, ce fut un choc sublime », souligne-t-il. Mais cette quête
ne laisse place chez lui à aucun dogme musical. « Vous connaissez
déjà votre métier », lui dit Dutilleux. Ainsi, le jeune compositeur
trouve déjà sa propre voie et s’inscrit en marge des courants.
L’analyse du langage de Hétu
met en évidence une grande stabilité. Depuis ses débuts, le compositeur
utilise l’échelle – certains diront le mode – octotonique (huit
notes faisant alterner les tons et les demi-tons à l’intérieur d’une
octave). Faut-il y voir l’influence de Messiaen dont Hétu suit les
cours d’analyse au Conservatoire national supérieur de musique de
Paris en 1962-63 ? Oui et non. Cette échelle que Messiaen désigne
comme son « 2e mode à transpositions limitées » a déjà été utilisée
notamment par Rimski-Korsakov et Stravinski. Et Messiaen utilise rarement
un seul mode à la fois : il en amalgame deux ou trois. Avec ses Variations
pour piano, Hétu fait en 1964 une brève incursion dans le langage
dodécaphonique. Mais la série de douze sons qu’il invente alors
se compose de deux hexacordes octotoniques ! À travers l’exploration
de diverses techniques d’écriture, le jeune compositeur effectue,
comme il le dit, « ses premières expériences de l’échelle octotonique
».
Tout au long de sa carrière, Hétu
demeure indépendant. Le recours à une technique d’écriture libre
de toute attache lui vaut cependant d’être mis au ban d’une certaine
société. « Au cours des années 1970-80, un certain milieu montréalais
de la musique m’avait ostracisé. » Les tenants de la technique sérielle
notamment le maintiennent hors du cercle des concerts de musique dite
contemporaine. Mais Hétu résiste. Sa musique se propage peu à peu
d’un bout à l’autre du pays. Les instrumentistes s’intéressent
à lui et remplissent son carnet de commande. « J’ai supporté cet
ostracisme grâce aux interprètes qui jouaient ma musique ou qui me
commandaient des œuvres. Et la situation est toujours la même aujourd’hui,
à la différence qu’il y a beaucoup plus d’interprètes et… beaucoup
moins d’ostracisme ! » À preuve, les vingt concertos du compositeur
témoignent à présent du soutien indéfectible des interprètes.
Pourtant, la commande d’une œuvre
est souvent une entreprise ardue, comme le précise la percussionniste
Marie-Josée Simard. « Faire une demande à un compositeur pour un
concerto est très laborieux. Trouver un orchestre qui va créer l’œuvre
est déjà diffi-cile et pour une percussionniste, marimbiste et vibraphoniste,
encore plus difficile. Je crois que cela a pris quatre ans avant de
“réaliser” le concerto de Hétu, la subvention, l’écriture du
concerto et la création. » Malgré ces difficultés, Hétu ne cesse
de recevoir des commandes. À la fois substantielles et accessibles,
ses œuvres touchent de nombreux musiciens et mélomanes. Les organismes
musicaux n’ont donc aucune crainte à s’adresser à lui : ils sont
certains de ne jamais recevoir de l’artiste une œuvre touffue ou
une immense toile blanche avec un point rouge au centre, fruit d’une
longue cogitation…
Le langage de Hétu met en œuvre
une nouvelle forme de tonalité qui ne se base aucunement sur les gammes
diatoniques traditionnelles. Lors de ses expériences sérielles, Hétu
constate que ses séries ont toujours une note attractive, une « tonique
» qui régit le tout. « Je me suis donc rapidement détaché de ce
carcan sériel pour revenir à la liberté tonale, chromatique, modale.
» Cette attraction d’une note se manifeste aujourd’hui à travers
un langage composite largement empreint d’octotonisme, mais aussi
de chromatisme, un langage où les cellules mélodiques jouent un rôle
fondamental. La musique de Hétu instaure donc une nouvelle hiérarchie
entre les sons, une prédominance tonale dans un langage mixte. C’est
là une des caractéristiques les plus importantes de son langage. C’est
un peu comme si le compositeur nous démontrait par sa musique qu’il
y a toujours quelque part une attraction naturelle, une gravité, un
pôle, peu importe sur quelle planète nos aspirations, nos rêves nous
amènent.
Si Hétu aime Schubert, sa 8e
Symphonie notamment, il admire tout autant Berg, particulièrement
pour son lyrisme. Et c’est de la mélodie que naît sa propre inspiration.
La mélodie se trouve chez lui engendrée par la jonction de courtes
cellules que l’on retrouve d’un mouvement à l’autre. Tout est
prétexte aux interactions mélodiques entre les voix. Comme le souligne
Robert Cram, dédicataire du Concerto pour flûte et orchestre
(1991), la musique de Hétu devient de plus en plus limpide avec le
temps : « Lorsqu’on observe son développement, depuis la très austère
et exigeante musique de sa jeunesse jusqu’au mélange voluptueusement
doux-amer d’accords qui caractérise sa musique aujourd’hui, on
entend une clarification, un rejet des concepts intellectuels et des
idéologies pour écrire une musique qui, bien qu’elle ne soit nullement
simple, touche néanmoins directement tant le cœur que l’esprit.
» Bref, l’expression domine, touche à la fois l’interprète et
l’auditeur. n
English Version... |
|