Alain Trudel : Chef d’orchestre Par Wah Keung Chan
/ 7 septembre 2007
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On ne se flatte pas, en général, d’avoir
survécu au cancer. Alain Trudel, lui, le proclame volontiers. Il y
a deux ans à peine, le gai luron tromboniste, compositeur, vedette
du disque, enseignant et chef d’orchestre est sorti victorieux d’un
combat contre un cancer rare, en utilisant une méthode qui avait déjà
fait
de lui un musicien d’envergure internationale. Ayant recouvré la
santé, il se sent fin prêt, à 41 ans, à embrasser le métier qu’il
adore, la direction d’orchestre.
« La puissance de l’esprit
est immense », affirme Trudel, qui s’est préparé pour la chirurgie
comme pour une audition importante ou un concert. « Pendant un mois,
j’ai pratiqué les exercices de yoga et de
respiration que j’avais appris de Richard Leblanc au conservatoire,
et fait des visualisations une heure par jour. » La pensée positive
a
porté ses fruits. Il a subi avec succès l’épreuve d’une opération
chirurgicale de 11 heures, comportant des risques de complications graves,
voire mortelles.
Avant le cancer, Trudel se
dirigeait vers une prometteuse carrière de chef d’orchestre. « Il
m’a dit qu’il allait vaincre la maladie parce qu’il lui restait
tellement de musique à diriger », se rappelle son impresario Barbara
Scales, de l’agence Latitude 45 Arts Promotion. « Après la chirurgie,
la première chose que je l’ai vu faire fut de battre une mesure de
5 temps contre 4 dans l'air avec ses mains, ce qui est terriblement
difficile. »
Et Trudel de lever la tête
en souriant : « Tu vois, je n’ai rien perdu ! »
Avec un peu de recul, on
se dit que sa survie ne faisait pas de doute. Quittant l’hôpital
après seulement 15 jours, Trudel a coupé de moitié sa convalescence.
Trois mois après l’opération, c’est à bicyclette qu’il s’est
rendu à Montréal depuis son domicile à Chambly (à 30 km) pour revoir
ses médecins.
Ce qui lui donne son courage
? « J’ai trois merveilleux enfants et une carrière dont rêvent presque
tous les musiciens », répond Trudel, qui poursuit : « Je fais de
la musique tous les jours ; combien de gens ont la chance de gagner de
l’argent en s’adonnant à leur passion tout en la partageant avec
les autres ? » Il parle avec émotion de sa mère, décédée tout
juste deux mois avant que tombe son propre diagnostic. Sa détermination
à survivre était farouche : « Mon heure n’était pas venue. À
quoi bon se demander pourquoi moi
? »
Ses médecins affirment que
son cancer (ils ont extrait du côlon et d’autres organes une tumeur
de 7 kilos) se propageait déjà depuis deux ans. Le pouvoir de la pensée
positive qui l’accompagne depuis toujours, comme une amulette porte-bonheur,
a joué en sa faveur. Huit mois plus tôt, le seul traitement disponible
aurait eu pour effet de l’amputer d’une grande partie de ses facultés
auditives et ruiné sa carrière. Heureusement, il a reçu une chimiothérapie
nouvelle, qui n’a pas eu cet effet. « J’éprouve une grande reconnaissance
: à la vie pour mon
optimisme naturel, à mes médecins pour leurs bons soins, à ma conjointe
et à mes amis pour leur soutien. Étant enfant unique, mes amis sont
ma famille. »
Trudel a grandi dans un quartier
pauvre de Montréal, le Plateau Mont-Royal, fils d’un couple de musiciens
malheureux dont la carrière n’a jamais pris d’essor. Son père
jouait « assez bien » des percussions de jazz durant l’âge d’or
du jazz montréalais (avec Primeau, par exemple) et sa mère était
chanteuse de cabaret. Ils vivaient d’aide sociale. Lorsqu’il avait
trois ans, sa mère fut atteinte d’un cancer. La musique a toujours
été présente dans sa vie (sa mère adorait les chanteurs de jazz
tels que Sarah Vaughan, Ella et Tommy McQuade, etc.) mais ses parents
désabusés ne lui ont jamais donné de leçons de musique. « Mes parents
ont eu le cœur brisé par la musique et, comme des amants trahis, ils
ne voulaient pas que je subisse le même sort. » Son père lui demande
encore régulièrement s’il gagne bien sa vie.
Alain a 13 ans lorsqu’il
entre avec ses amis dans un orchestre de cuivres du quartier appelé
Les Rythmiques. Les places de trompettes et de percussions étant déjà
prises, Trudel opte pour le trombone. Il adore jouer en groupe. Peu
lui importe de quel instrument, tant il brûle d’enthousiasme. Le
naïf petit musicien passe rapidement du trombone à pistons au trombone
à coulisse, et commence à « jouer pour vrai ». D’abord élève
de l’école Émile Nelligan, il entre à l’école Jean-François-Perreault
au début du programme de concentration en musique. « C’est un merveilleux
programme. Nous n’étions que 30 à 40 élèves à ce moment-là,
maintenant, il y en a quelque 400. » L’école a récemment rendu
hommage à son plus célèbre élève, en donnant son nom à son amphithéâtre.
De 15 à 17 ans, Trudel fréquente
aussi le conservatoire de musique, où il s’initie à la musique classique
auprès de Raymond Grenier. Il ne vit plus que de sa passion pour la
musique, pratiquant jour et nuit. Le musicien esquive mes questions
à propos de ses travaux scolaires en disant qu’il faisait le nécessaire
pour passer ses examens. « Je suis un généraliste, j’ai toujours
tout voulu savoir sur la musique. »
Ses quatre premières années
d’études musicales sont déterminantes pour sa carrière. Il apprend
le solfège et la théorie, et se met à composer. Le plus remarquable,
c’est qu’il acquiert l’oreille absolue par ses propres moyens.
« Il s’agit simplement d’exercer sa mémoire à se souvenir d’une
fréquence vibratoire et de reconnaître les intervalles qui l’entourent.
J’ai commencé par mémoriser le la, puis j’ai appris des
airs pour chaque intervalle - des airs pop, du Mahler, du Chostakovitch.
Après un an, c’est devenu naturel. »
Jouer du trombone dans la
fanfare ou l’orchestre d’une école vous réserve bien des temps
morts. Au lieu de s’amuser comme ses camarades, Trudel observait le
chef. « J’ai toujours voulu diriger. Ce n’est pas tellement l’action
de diriger qui me séduisait, que le concept même de la musique, la
recherche, la comparaison des tempos, l’étude de la partition. »
À l’âge de 16 ans, il dirigeait déjà l’orchestre du Conservatoire.
Sa grande chance se présente
à l’âge de 17 ans, lorsque après une audition internationale il
obtient un poste de tromboniste à l’Orchestre symphonique de Montréal
(OSM) où il jouera en alternance avec Dave Martin. Suit une victoire
au concours de l’OSM. « ’était surtout mental, se rappelle Trudel. Leblanc
m’a appris à respirer. Ce fut tout un cadeau. » Trudel attribue
ses succès précoces à sa capacité de relaxer et à son aisance devant
le public. Refusant de se reposer sur ses lauriers - il admet qu’il
ne savait pas très bien ce qu’il faisait à l’époque – il continue
d’apprendre, surtout en observant des artistes de jazz tels que Bill
Walker, mais aussi les cors de l’OSM, notamment James Thomson et John
Zirbel. « Je les regardais faire passer la pression de la lèvre supérieure
à la lèvre inférieure. »
Il y a 12 ans, Trudel est
devenu professeur de trombone au Conservatoire, où on le dit très
exigeant. « J’enseigne les rudiments de la production du son. Cela
requiert de la patience. Il faut apprendre à faire parfaitement les
petites choses. C’est une question de coordination : vous inspirez,
puis vous faites vibrer les lèvres à l’expiration et vous vous concentrez
(pas trop) en vibrant. Cela requiert un rythme interne : la coordination
est une question de rythme. La profondeur de la tonalité vient de la
détente du souffle. Si vous êtes tendu, le son le sera aussi et vous
allez produire un étrange vibrato. Certains maîtrisent l’expiration
mais pas l’inspiration : ils prennent des inspirations trop profondes
et bloquent. Il faut inspirer profondément, résolument mais sans violence.
Si vous maîtrisez le son de base, alors vous êtes prêt à faire des
gammes. » Trudel me fait une démonstration : il joue le Boléro
avec les lèvres et, à mon étonnement, elles s’ouvrent et se ferment
comme un obturateur de caméra.
Les deux années qu’a passées
Trudel à l’OSM, sous la direction de Dutoit, ont été une révélation.
« J’y ai appris la “ cuisine “ de la direction d’orchestre
: comment donner le départ, comment répéter, comment résoudre des
problèmes particuliers, comment se rendre au bout du travail. » En
observant de nombreux chefs invités, il comprend pourquoi certaines
approches fonctionnent mieux que d’autres.
Puis, il est engagé comme
première trompette à l’Orchestre symphonique de Barcelone, dirigé
par Franz-Paul Decker. « Avec lui, c’était la musique à l’état
pur. J’y ai appris comment obtenir un son d’orchestre fondu; je
n’ai jamais joué aussi piano de ma vie. » Decker nomme Trudel
chef de la section des cuivres et des vents. Il dirige des répétitions
pendant des années.
Le musicien quitte l’Espagne
au bout d’un an, pour poursuivre une carrière de tromboniste solo.
Frances Wainwright, qui a produit son concert avec DEBUT, garde de lui
un très bon souvenir : « Il attirait l’auditoire à lui comme
un aimant. » Bientôt il frappe à la porte de l’impresario Barbara
Scales, avec qui il collabore depuis maintenant 20 ans. Reconnu comme
l’un des plus grands trombonistes au monde, Trudel a parcouru les
États-Unis, l’Europe et l’Asie, a produit des disques et joué
des œuvres écrites spécialement pour lui, ou par lui. La compagnie
Yamaha a même mis sur le marché un modèle de trombone et d’embouchure
portant sa signature. « Je dis maintenant à mon père de ne plus se
faire de souci, que je me débrouille très bien. »
Pendant ce temps, Barbara
dit à qui veut l’entendre qu’Alain Trudel s’intéresse à la
direction d’orchestre. Il est engagé pour diriger à Victoria et
à Windsor, deux villes où il a failli devenir directeur artistique.
« J’ai eu la chance d’être réinvité plusieurs fois, ce qui m’a
permis d’établir des relations. » Au cours des trois dernières
années, il décroche les postes de chef du Toronto Symphony Youth Orchestra;
de chef attitré du CBC Radio Orchestra à Vancouver (2006); et de directeur
artistique de l’Orchestre symphonique de Laval. Selon Denise Ball,
directrice du CBC Radio Orchestra : « Alain a une curiosité insatiable
pour tous les genres de musique, que ce soit le baroque, le jazz, le
répertoire classique, ou la musique d’avant-garde. »
Trudel a une conception toute
fraîche de la direction d’orchestre, fondée sur le dialogue avec
ses musiciens et les solistes. « Je leur dis d’y aller à fond, sans
craindre de se tromper. On ne se dépasse qu’en prenant des risques.
Il faut demeurer fidèle à la vision du compositeur tout en apportant
de l’énergie à son œuvre, gérer à la fois la bonne et la mauvaise
énergie de la musique, les différentes sections et l’ensemble de
l’orchestre. C’est comme modeler et polir une grosse boule d’énergie.
»
Lorsqu’il parle de l’évolution
des orchestres à travers leur répertoire, on reconnaît chez lui des
qualités de stratège : « L’orchestre de la CBC est un orchestre
national dont tous les concerts sont diffusés, et il doit être apprécié
du public pour que les budgets soient renouvelés. Mon défi, c’est
de convaincre les musiciens de ne pas se soucier des fausses notes.
Le son des cordes a évolué cette année parce que chacun ose s’affirmer.
Laval est un excellent orchestre du secteur privé; je dois le faire
jouer plus souvent et le faire entendre par un nombre toujours plus
grand de gens de la Rive-Nord de Montréal. »
L’OSL amorce sa saison,
la première dirigée par Trudel, avec la 4e Symphonie de Tchaikowski,
une des premières oeuvres classiques qu’il a entendues dans sa jeunesse.
Durant sa préparation, il a lu les lettres du compositeur pour comprendre
sa détresse. « Musicalement, le premier mouvement est un parfait mélange
de drame et de fatalité. Je cherche un son un peu coincé, qui s’exprime
à peine, comme un chuchotement, mais qui hurle à l’intérieur. Et
je le laisse se développer (il chante à voix très basse, puis en
crescendo, pour démontrer ce qu’il entend faire). Si nous y arrivons,
le public, comme les musiciens, sera épuisé à la fin du premier mouvement.
Le deuxième prend alors tout son sens: la même énergie, un peu plus
appuyée, guidée de manière simple et qui se développe. Puis vient
l’exercice de virtuosité du troisième mouvement. Le quatrième,
lui, est absolument fou. Le staccato y est plus lyrique que dans le
style traditionnel américain. Je veux obtenir une belle sonorité même
dans les forte, une couleur aigre-douce. »
Interrogé sur ses chefs
d’orchestres préférés, Trudel nomme d’abord Carlos Kleiber «
parce qu’il est si exactement ce qu’un chef doit être », puis
Claudio Abbado. En souriant il raconte ensuite ce qu’il a découvert
à propos de Wilhem Furtwängler. « Dans les vidéos, on aurait dit
qu’il faisait une attaque cardiaque. Je ne comprenais pas ce qu’il
faisait. Alors un jour, en répétition, j’ai laissé tomber ma main
gauche et j’ai battu la mesure avec ma main droite; à mon grand étonnement,
le son de l’orchestre a changé complètement. Il est devenu tout
à fait somptueux. Furtwängler est mon homme ! »
Au cours de cette saison,
Trudel créera Charlotte, une pièce pour enfants qu’il a composée
pour servir à présenter l’orchestre et qui sera jouée à Laval
puis dans tout le Canada. Son impresario, Mme Scales, confie : « Il
y insère des petits airs qu’il a composés pour aider ses enfants
à apprendre le piano. » Le musicien compose moins maintenant, mais
il travaille, pour l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Montréal, à
une nouvelle orchestration de L’Heure espagnole de Ravel, qu’il
dirigera d’ailleurs en mars 2008.
Pour Trudel, la musique est
un exutoire et un partage d’expérience humaine. « Elle vous apprend
que quelqu’un d’autre a déjà ressenti ce que vous ressentez, que
vous n’êtes pas seul. Enfant unique, j’avais peur que mes parents
meurent. Durant mes voyages comme soliste, je me retrouvais souvent
seul aussi; je comprends très bien les gens qui se sentent seuls. »
Pour un soi-disant solitaire, disons qu’Alain Trudel en a encore beaucoup
à dire. n
[Traducteur : Claude Libersan]
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