Branford Marsalis Franc-Parler Par Marc Chénard
/ 30 mai 2007
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De tous les noms qui peuplent
la constellation de la note bleue, le patronyme Marsalis est probablement
le plus connu des amateurs, des plus chevronnés aux plus néophytes.
Il y a, bien sûr, le fieffé Wynton, ce trompettiste prodige qui s’est
donné comme mission de redorer le blason de la musique afro-américaine
en conjuguant ses gloires antérieures à l’indicatif présent, et
puis il y a le paternel pianiste Ellis, ses plus jeunes frères, le
tromboniste Delfeayo, le batteur Jason et, non le moindre, le frère
aîné Branford.
Né un an avant son illustre frangin
(en 1960, pour être exact) et ce, dans le berceau même du jazz, la
Nouvelle-Orléans, ce saxophoniste ténor et soprano bourlingue la scène
internationale depuis la fin des années 70. À cette époque, on le
remarque au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey, jouant toutefois
de l’alto. Pourtant, Wynton le pousse à adopter le ténor au
moment de mettre sur pied son quintette de mouture hard bop des années
80. Après la décennie mouvementée qui avait précédé, celle où
le jazz se trouvait ballotté entre les convulsions du Free et le machisme
de la Fusion, ce retour à des modèles antérieurs devint le nouveau
point de mire de la faune journalistique, divisée entre pourfendeurs
tirant sur les deux jeunes premiers à boulets rouges et ardents défenseurs
de leur cause.
Bien que leurs destins soient étroitement
liés, l’un et l’autre poursuivent des carrières distinctes depuis
belle lurette. Si Wynton persiste et signe dans sa démarche, son frère,
lui, a effectué plusieurs détours au fil des ans, ne serait-ce que
pour mieux affirmer sa place de jazzman. Jadis, on le tança pour ses
incursions dans le monde de la pop music, notamment son passage chez
Sting, puis son périple comme directeur musical du talk show américain
de Jay Leno, sans oublier son groupe funk Buckshot Lafonque, mais tout
cela est du passé, comme les substantiels avantages pécuniers qu’il
aurait pu continuer à encaisser. Rejoint en entrevue le mois dernier
à sa résidence en Caroline du Nord, il ne regrette pourtant pas ces
expériences, bien que ce chapitre soit bel et bien clos.
« Ces expériences m’ont permis
de voir le pécule disponible dans le monde du divertissement, mais
comme j’ai tourné le dos à tout cela pour me consacrer au jazz,
je me suis dit que je ne ferai que ce genre de musique désormais. Si
je me faisais de la bile maintenant sur tout ce côté business, je
n’aurais jamais dû quitter cette arène. En fait, j’aurais pu faire
une très bonne vie en y restant, mais j’y ai renoncé pour jouer.
Je fais du jazz autant par vocation que par atavisme. »
Le Quartette
Depuis neuf ans déjà, il dirige
son quartette d’instrumentation « classique » (du moins en jazz),
groupe constitué de son collègue de longue date, la batteur Jeff ‘Tain’
Watts, du bassiste Eric Revis et du pianiste Joey Calderazzo, ce dernier
ayant pris le relais de Kenny Kirkland, décédé accidentellement en
1998. Jadis, ce genre de formation exclusive à un artiste était chose
commune (Miles, Coltrane, Mingus, pour ne citer que trois éminents
exemples); de nos jours, par contre, cela relève de l’exception,
les musiciens naviguant entre plusieurs groupes ou ne vivant que de
rencontres ponctuelles. Interrogé à ce sujet, à savoir si le travail
en formation unique lui permet d’atteindre un plus haut niveau de
musicalité, il estime que non, du moins d’un point de vue absolu,
bien qu’il ajoute:
« Cela dit, ce groupe m’a permis
d’atteindre un autre seuil, parce que nous tendons tous à un objectif
commun. Mais nous ne nous voyons pas non plus comme un produit fini,
tout bien ficelé. Quant à ceux qui se promènent entre plusieurs groupes,
je crois que cela sert à plusieurs fins. Ils se voient d’abord comme
établis, comme ayant un son, ce qui veut dire qu’ils ont franchi
la plupart des échelons de leur courbe d’apprentissage et qu’ils
ont la confiance nécessaire pour bien vendre leur salade. Cela te permet
donc d’utiliser le mot « innovateur » ou « innovation », sans
avoir à te soucier trop de la comparaison. Mais lorsqu’on a son propre
groupe et que celui-ci tient assez longtemps la route, on ne peut échapper
à la comparaison avec d’autres du passé. L’artiste solo, en revanche,
n’a pas à s’inquiéter de cela. De nos jours, il est bien plus
lucratif de participer à des formations toutes-étoiles ou des projets
spéciaux parce que les promoteurs semblent plus consentants à payer
davantage pour cela que si tu joues avec ton ensemble, Keith Jarrett
étant la rare exception à cette règle. »
Le malentendu
Il y a cinq ans déjà, Branford
Marsalis a fait un pas jugé important pour lui, soit la création de
son propre label, Marsalis Music. Néanmoins, il estime que cet événement
n’a pas été aussi décisif qu’on l’eût cru, compte tenu du
désintéressement général des majors pour le jazz (l’étiquette
Sony ayant tout simplement évacué son département jazz, tout comme
Branford et Wynton, leurs prétendues locomotives.
« Durant mon contrat, je faisais
ce que je voulais. Point. J’avais compris le droit de refuser. Je
n’étais disposé qu’à suivre la piste qui m’intéressait. En
toute franchise, les compagnies de disques ne sont pas intéressées
à recruter des artistes et à les aider à se développer. Elles cherchent
à leur trouver une accroche quelconque dès le départ et à les obliger
à produire des disques funk, du moins de piètres versions du genre.
»
Le saxophoniste se dit bien placé
pour exprimer cette opinion, car il est au fond un musicien de funk
et de blues qui s’est converti au jazz. « Les gens ne comprennent
vraiment pas, sauf mes collègues de jeunesse, que je suis un musicien
pop qui s’est tourné par après vers le jazz. À 14 ans, je ne jouais
pas de jazz du tout, mais du R&B. Je n’ai jamais assisté aux
camps musicaux de jazz de Jamie Aebersold, mais je foulais plutôt les
planches de Bourbon Street. Je jouais du piano dans un band rock et
un autre de R&B, où je jouais aussi du sax. J’écrivais même
tous les arrangements. De nos jours, par contre, nous avons de ces jeunes
qui ont commencé à faire du jazz à peine adolescent et qui, à 30
ans, pensent pouvoir jouer du funk comme cela parce qu’il y a bien
moins de notes et que l’harmonie est beaucoup plus simple. Mais cela
tourne bien vite au désastre et la chute est d’autant plus pathétique.
Je ne suis pas intéressé à faire cela à des musiciens. Je veux voir
davantage de musiciens travailler dans des formations fixes, mais comme
la plupart ne font pas cela, on n’a pas l’embarras du choix dans
le lot de musiciens disponibles. »
Le piège pédagogique
Si Branford Marsalis n’a que
faire du Star System (dont il fait partie, qu’il le veuille
ou non), son parler est encore plus franc sur le phénomène de l’institutionnalisation
du jazz par le système éducationnel. Ayant bénéficié d’un milieu
familial musical et d’une expérience pratique dans les clubs de sa
ville natale, il a approfondi toutefois sa connaissance musicale, dans
le sens large du terme, en s’appuyant sur des savoirs musicaux plus
formels (théorie, solfège, harmonie). Pourtant, il s’inscrit en
faux contre l’approche adoptée par les milieux d’enseignement.
« Pour moi, il est fallacieux
de croire que le jazz puisse être inculqué par une approche harmonique
au lieu d’une approche mélodique. Il est bien plus facile de l’enseigner
de cette manière que d’obliger les jeunes à se servir de leurs oreilles
pour écouter, chose bien plus difficile à accomplir. L’un des
problèmes qui m’agacent le plus avec le jazz d’aujourd’hui se
situe dans le manque de mélodisme et la surenchère accordée aux rapports
harmoniques. »
Par ailleurs, il constate que bien
des jeunes inscrits à ces programmes se demandent comment ils gagneront
leur vie en jouant cette musique et il en déduit que beaucoup d’entre
eux ne le font pas par vouloir mais par devoir, quitte à y voir une
solution de rechange à une carrière en musique classique qui semble
au-delà de leurs aspirations ou habiletés. Et de renchérir :
« Mais cette question ne se pose
pas du tout pour quelqu’un qui aime vraiment la chose. Si vous croyez
en vous-même et êtes prêt à vous y investir à fond, la vie prendra
soin de vous. Et laissez-moi vous dire qu’il y a bien des raisons
qui expliquent pourquoi le jazz n’est pas aussi bon maintenant et
ce n’est pas à cause d’un manque de clubs. Si les institutions
faisaient un meilleur travail d’enseignement, nous aurions des musiciens
bien différents de nos jours. Quand j’écoute, je peux assez rapidement
départager ceux qui ont puisé dans la tradition de ceux qui
n’ont pas fait leurs classes. Je porte ici mon blâme sur les universités,
qui placent la barre beaucoup plus basse que celle fixée pour leurs
professeurs de droit, de mathématiques ou d’anglais. C’est un fait.
En vérité, il serait bien difficile de trouver d’autres enseignants
qui ont moins de pratique dans leur discipline que les professeurs de
jazz. Pouvez-vous imaginer un professeur de droit qui n’a jamais pratiqué
sa profession ?... »
Le savoir « classique
»
Ce qui compte pour lui, en tant
que musicien, c’est d’être informé. Preuve à l’appui, lorsqu’on
lui demande ce qu’il écoute sur son lecteur audionumérique, il affirme
être tout ouïe, que ce soit chez lui, en tournée ou en voiture avec
la famille… Qui plus est, ses habitudes le portent à se fixer sur
certains morceaux, non pas pour les repiquer, mais pour les laisser
s’insinuer en lui de manière subliminale. En ce moment, il dit écouter
beaucoup de musique classique, entre autres, la Passion selon St-Matthieu
de Bach, le Quatuor à cordes No 7 de Shostakovitch et, tout
particulièrement, une sonate contemporaine pour violoncelle et piano
de la compositrice écossaise Sally Beamish, pièce intitulée Bridging
the Day. Pour lui, ce rapport jazz/musique classique est particulièrement
fécond :
« La musique classique a joué
un rôle primordial en jazz au cours des 50 dernières années, rôle
que je dirais presque secret, si bien que les musiciens n’en parlent
pas beaucoup, tout comme les journalistes qui ne sont pas vraiment au
fait. On donne souvent le crédit aux jazzmen d’avoir inventé des
choses qui, en réalité, ne sont que des emprunts. »
À titre d’exemple, il cite la
célèbre pièce de Coltrane Impressions, qui, en réalité,
est tirée de l’oeuvre du compositeur américain Morton Gould, plus
précisément de la Pavane de sa American Symphonetta No. 2.
Mais Coltrane a réussi à tourner cette mélodie de façon à lui donner
un caractère novateur. S’appuyant sur ce précédent, Marsalis estime
que l’influence de la musique classique sur Coltrane est un sujet
passé sous silence par les érudits et critiques qui pensent qu’il
est bien plus de bon ton de parler de son flirt avec les musiques orientales.
Et sur ce même sujet, on lui laissera
ici le dernier mot:
« Les véritables innovateurs
en musique l’étudient sans cesse. C’est un mensonge que de croire
que les innovateurs émergent à 19 ans en s’inventant au fur et à
mesure sans être influencés par d’autres musiques. Cela mériterait
d’être discuté davantage dans les cercles académiques qu’il ne
l’est à l’heure actuelle. » n
en concert
› Festival International de
Jazz d’Ottawa TD Canada Trust, le 21 juin à 20 h
› Festival International de
Jazz de Montréal, le 6 juillet à 18 h
(Voir calendrier national des festivals
de jazz en p. 16)
Piste d’écoute
› Braggtown
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