L’ aura de Nagano Par Wah Keung Chan
/ 4 janvier 2007
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Philosophe, humaniste, innovateur…
ces mots qualifient bien Kent Nagano, le maestro aux cheveux longs qui
remporte à Montréal un succès foudroyant, à coup de concerts à
guichets fermés et d’ovations. Partout où il passe, Nagano est reçu
comme un sauveur en raison de l’immense vide laissé par le départ
malheureux de Charles Dutoit de l’OSM en 2002. Les musiciens l’adorent,
comme du reste le milieu des affaires et les mélomanes. Jusqu’ici,
il semble que ses seuls détracteurs aient été quelques critiques.
Il existe une aura autour de ce Californien
surperformant de 55 ans qui a fait 72 enregistrements avec tout le gratin
du monde musical. Des symphonies à l’opéra, il semble pouvoir tout
faire. Ayant étudié avec le compositeur français Olivier Messiaen,
Nagano est connu pour être un champion de la musique contemporaine,
de Schoenberg, Messiaen et Boulez à Zappa. Il est donc étonnant de
l’entendre s’enthousiasmer en parlant de Bach et Mozart. Pourtant,
l’homme est difficile à cerner.
Une partie de l’énigme est le fait
de Nagano lui-même. La première fois qu’il a rencontré la presse
montréalaise, au début de la naganomanie en février 2003, il a paru
légèrement mal à l’aise dans une table ronde à la Dutoit tenue
au Salon vert de la Place des Arts avec les journalistes de musique
classique de la ville. À l’annonce officielle de sa nomination au
poste de nouveau directeur artistique de l’Orchestre symphonique de
Montréal, il opta pour des entrevues individuelles – cinq ou dix
minutes par-ci, par-là avec chaque journaliste. La formule se prête
bien aux clips sonores pour la télévision, mais n’était pas des
mieux choisies pour la presse écrite, alors que Nagano est reconnu
pour ses longues réponses réfléchies généreusement agrémentées
d’anecdotes et de métaphores.
Dans ses premières rencontres avec la
presse, Nagano avait choisi de ne parler qu’en anglais. Les journalistes
francophones montèrent le ton lorsque au lancement de la saison 2006
en février, Nagano fit un long discours uniquement en anglais. «Le
réflexe de passer de l’anglais au français est encore difficile
pour moi», reconnut-il alors. Néanmoins, Nagano mit un terme aux critiques
lorsqu’il reçut un doctorat honorifique de l’Université de Montréal
en mai et s’adressa au public uniquement en français. Depuis, il
en a fait une habitude.
Comme si Montréal n’était pas digne
d’un chef de sa trempe, Nagano est traité avec révérence par presque
tout le monde, y compris son personnel et les médias. Et ce serait
peu dire que Kent Nagano est constamment en demande chaque fois qu’il
met le pied à Montréal. «Le maestro est comme un saucisson, dit son
assistante à Montréal. On peut en obtenir une tranche ici et là.»
Malgré tout, l’homme aux mille projets a pris un congé de deux mois
l’été dernier. «Depuis sept ans, dit-il, j’ai vécu différents
types d’expériences et d’événements. Il est important de prendre
du recul après une période de croissance intense. Il est aussi important
de vraiment quitter la scène un moment pour pouvoir apprendre et étudier
librement, pour vivifier la source d’inspiration et de créativité.
Ma venue à Montréal est un gros défi.»
Pendant son absence, Nagano a pris des
cours en musique médiévale et de la Renaissance, a rafraîchi ses
connaissances des langues (particulièrement l’allemand et l’italien),
a travaillé sur ses propres instruments et a étudié la composition
avec un ancien maître. «Je ne me considère pas comme un compositeur,
dit-il humblement, ma musique n’est pas assez importante pour la salle
de concert.» Il explique qu’il se sert de ses compétences pour faire
des arrangements ou des ponts pour des rappels ou encore des coupures
dans certains morceaux.
Nagano a également consulté deux professeurs
au sujet d’un projet de livre qu’il caresse depuis longtemps sur
le développement spirituel et compositionnel de la musique au xixe
siècle en Allemagne. «Une distance d’un siècle, réfléchit-il,
ouvre une perspective qui permet en quelque sorte de voir d’où nous
venons et cela nous aide à former des notions d’identité, d’identité
personnelle. De là, nous pouvons nous faire une idée plus claire du
monde dans lequel nous vivons. Mon éditeur a assisté à plusieurs
conférences que j’ai données il y a cinq ans et il a pensé que
cela pouvait fournir un point de départ intéressant pour un livre.»
Il ajoute en riant qu’il lui faudra sans doute encore dix ans pour
réaliser son projet.
Écoutant Nagano parler, on observe son
penchant à utiliser les mots «développement» et «tradition», souvent
en faisant allusion à l’avenir! Vu l’importance de ces mots dans
ses propos, on pourrait croire qu’ils le représentent, qu’ils sont
un élément clé d’un message voulant qu’on doive aller de l’avant
tout en regardant en arrière, une idée qu’il semble vouloir transmettre
à son public. «Le développement est différent du progrès, dit-il.
Le progrès laisse entendre que l’orchestre s’améliore. L’orchestre
est déjà excellent, mais il peut aussi compter sur une vaste et profonde
réserve de talent d’un grand potentiel, que je veux développer pour
voir où elle nous mènera. La clé pour atteindre les sommets est de
voir à ne pas [seulement] maintenir un niveau. Soit vous vous développez
et vous devenez plus fort, soit vous vous maintenez et vous dépérissez.
L’essentiel est d’avoir une idée collective du but et de la direction,
ce qui implique une participation de toutes les parties de l’organisation.»
Quant à la «tradition», il la voit comme «une partie de l’âme
d’une communauté. Il est important que nous fassions évoluer la
tradition pour assurer les arts dans l’avenir».
Deux des facteurs qui continuent de nourrir
la naganomanie à Montréal sont le leadership clair du maestro et son
approche collaborative de la musique. À ses yeux, une interprétation
exceptionnelle et émouvante requiert «du cœur, de l’esprit, de
l’intensité et de l’émotion…[lesquels] viennent de la contribution
des individus». En répétition et en privé, Nagano est ouvert et
accessible, un net contraste avec le style autoritaire de Dutoit. Les
musiciens comme les choristes de l’orchestre évoquent la capacité
de Nagano d’expliquer le but musical par des analogies avec le monde
réel qui ont une résonance chez les moins de 50 ans. «L’orchestre
a trouvé une nouvelle vie, un nouveau souffle», affirme le trompette
solo Paul Merkelo. Il est persuadé que, grâce à la vision de Nagano,
l’OSM retrouvera son lustre dans le monde de la musique classique.
Pierre Beaudry, trombone-basse, aime le fait que le maestro le garde
en éveil, ce qui en retour l’aide à continuer d’apprécier les
innombrables beautés de la musique.
L’enthousiasme est réciproque. En
février dernier, après leur Passion selon saint Jean de Bach,
Nagano a louangé ses musiciens. «Le développement et l’évolution
de l’orchestre sont beaucoup plus rapides que je ne l’avais cru
possible au départ», a-t-il déclaré. Le maestro compare son mandat
de six ans à la peinture d’un tableau: «Ce qui est plus subtil et
complexe prend du temps. Au lieu de vouloir tout accomplir en une seule
année, il est [plus] intéressant de s’accorder une période de cinq
ans, de sorte qu’à la fin, vous avez une toile beaucoup plus large,
un tableau riche et complet. Bon nombre des lignes esthétiques ne seront
complètes que dans cinq saisons.» Il prévoit inclure davantage de
Bach dans le répertoire de l’OSM.
Les publics montréalais ont entendu
l’OSM de Nagano dans la 9e Symphonie de Beethoven en septembre,
à l’occasion de son concert inaugural comme directeur artistique
qui fut radiodiffusé et télédiffusé en direct sur les ondes d’Espace
Musique et de Radio-Canada. La réaction générale fut positive, mais
la plupart des critiques ont trouvé à redire au tempo rapide de 62
minutes, comme si l’essai d’authenticité de Nagano avait consisté
à traiter le chœur final comme une chanson de taverne allemande. Malheureusement,
un tempo aussi endiablé a laissé les solistes pantelants, certains
chantant d’une voix criarde. Même si l’attention accordée aux
détails par Nagano apportait de la clarté à certaines sections, c’était
au prix du phrasé de l’ensemble. Le plus décevant fut le troisième
mouvement, marqué molto cantabile, qui ne fut ni molto
ni cantabile – le rythme étant trop rapide pour qu’on y
reconnaisse une mélodie et la totalité du mouvement manquant d’intensité
et d’émotion.
Malgré l’écart énorme entre cette
version de 62 minutes et la Neuvième de 74 minutes de von Karajan,
les musiciens et choristes de l’orchestre s’empressèrent de défendre
l’approche «musique de chambre» du maestro de la célèbre œuvre
chorale. Les concerts de novembre des Gurre-Lieder de Schoenberg
et de la 6e Symphonie de Beethoven, la «Pastorale», illustrèrent
encore davantage cette approche d’orchestre de chambre. Cette fois,
le placement des seconds violons et des altos à la droite de l’orchestre
et des violoncelles et contrebasses au centre donna des résultats plus
convaincants, ce qui laisse croire que la transformation Nagano-OSM
est en bonne voie.
Le temps seul dira quelle empreinte le
leadership de Nagano aura laissé sur l’OSM (et sur la culture de
Montréal), mais les paradoxes de l’homme Kent Nagano sont parfois
évidents dans ses réponses. Lorsqu’on lui demande son âge, il laisse
tomber en soupirant: «Je suis plutôt vieux.» Mais lorsqu’on lui
demande ce qu’il aimerait qu’on retienne de la première moitié
de sa carrière de chef, il s’arrête un moment, puis répond en riant:
«Je ne suis pas si vieux que ça!»
[Traduction: Alain Cavenne]
À venir
Kent Nagano invite la soprano Renée
Fleming à fêter Noël avec lui et ses musiciens le mardi 19 décembre,
à la salle Wilfrid-Pelletier, pour un concert qui affiche malheureusment
déjà complet. Qu’à cela ne tienne, l’OSM et son directeur musical
ont ajouté un concert le 20 décembre, avec la soprano Karina Gauvin
cette fois, et à la basilique Notre-Dame de Montréal. On y entendra
Bach, Franck, Handel, Mozart, Pärt, Reger et Schubert.
Le 14 janvier, Nagano dirigera son orchestre
dans un concert offert en hommage au compositeur Luigi Nono. Les 16
et 17 janvier, il dirigera Beethoven, tandis que l’acteur d’origine
montréalaise Christopher Plummer dira un texte de Paul Griffiths rendant
hommage à l’intégrité du général Roméo Dallaire. Les 23 et 24
janvier, ce sera au tour de la Symphonie n° 7, «Chant de la
nuit», de Gustav Mahler (dans la matinée du 24, Kent Nagano aura aussi
dirigé la Deuxième de Beethoven et d’autres œuvres). Enfin,
nombreux sont les amateurs qui attendent impatiemment les 15 et 18 février
pour entendre la version Nagano de Tristan und Isolde (version
concert) de Richard Wagner, avec Ben Heppner, Christine Brewer, Mihoko
Fujimura, Dietrich Henschel, Phillip Ens, Thomas Studebaker, et le Chœur
de l’OSM.
Kent Nagano en quelques mots
Naissance:
22 novembre, 1951
Marié:
à la pianiste de réputation internationale Mari Kodama
Enfant: Karine, 8 ans
Postes en 2006-2007:
Directeur artistique, OSM
Chef principal, Opéra de Los Angeles
Directeur musical, Orchestre symphonique
de Berkeley
Directeur musical, Opéra d’État de
Bavière
Principal chef invité, Deutsches Symphonie-Orchester
de Berlin (fin de mandat)
Salaire annuel à l’osm:
plus d’un million de dollars
Nagano, sur l’éducation et l’évaluation
Parlant du développement de l’appréciation
des arts et de la culture chez un enfant, Nagano donne les conseils
suivants:
«Tâchez de voir à ce que l’enfant
soit exposé à des stimulations aussi larges et variées que possible.
Évitez de trop préjuger du type de stimulus auquel l’enfant devrait
réagir, sinon pour veiller à ce que le stimulus soit de première
qualité, du plus grand raffinement possible. Le cerveau d’un enfant
est un miracle: on dit que c’est une éponge, mais à mon avis c’est
beaucoup plus. Avant la corruption de l’âge adulte, des règles et
des limites, l’enfant possède une capacité semble-t-il infinie d’absorber,
une sensibilité sans aspérité qui n’a pas encore été filtrée.
C’est la seule règle que nous ayons suivie.
Notre fille a huit ans. Nous essayons
de l’amener à autant de répétitions et de représentations de musique,
de théâtre et de danse que possible, de l’exposer aux arts visuels
et à la littérature. Il n’est pas vrai que la durée d’attention
d’un enfant est limitée, c’est vraiment un mythe. Les enfants peuvent
demeurer assis pendant un Parsifal de quatre heures et demie,
ils peuvent vous chanter des parties du Saint François d’Assise
de Messiaen ou ils peuvent avoir une vidéo préférée de Lohengrin
ou de Tosca. Il me paraît évident, en voyant les enfants qui
m’entourent, que la pensée d’un enfant n’est limitée que par
ce que le parent peut lui faire connaître.»
Kent Nagano sera membre du jury lors
de la finale du Prix international de composition de l’OSM, en janvier
2007. LSM lui a demandé les qualités que doit avoir un chef-d’œuvre
et ce qu’il recherche en tant que juge.
«Un véritable chef-d’œuvre doit
faire consensus à travers les années, à travers les siècles. J’attache
de l’importance au travail soigné sur le matériau et aux connaissances
techniques, mais cela seul ne suffit pas pour être compositeur.
L’inspiration que peut procurer une
œuvre déborde les cadres de l’objectivité et ne s’explique pas.
Je recherche une voix qui soit vraiment originale, et qui puisse s’appuyer
sur des dons pour l’organisation des sons.»
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