En périphérie ... L’opéra aujourd’hui Par Réjean Beaucage
/ 5 novembre 2006
Lors de son passage à Montréal en
1968 pour un concert présenté par la Société de musique contemporaine
du Québec, le compositeur Luciano Berio répondait, durant une entrevue
publique, à une question au sujet de l’opéra moderne:
Ce qu’on appelle l’opéra moderne
n’a pas de sens. C’est un cliché. Stravinsky a écrit les adieux
à l’opéra avec The Rake’s Progress. La raison pour laquelle on
écrit des opéras aujourd’hui, c’est qu’il y a des théâtres...
J’aime beaucoup certaines œuvres, comme Don Giovanni, mais le théâtre
d’opéra est, pour moi, un musée. On y va pour voir certaines
œuvres d’une époque, comme on va au musée pour voir des Rembrandt...
Cité dans l’article de Claude Gingras
«Berio: une interview peu révélatrice»,
La Presse, 20 novembre 1968.
La persistance de certains compositeurs
à vouloir poursuivre la tradition opératique relèverait-elle alors
de l’acharnement thérapeutique? Les opéras nouveaux se font rares
à Montréal. Celui de John Metcalf
sur un livret de Larry Tremblay, A Chair in Love, a quand même
poussé un vent d’air frais sur notre mois de juin, en présentant
une œuvre qui relève autant du théâtre dada que de l’opéra.
Aux États-Unis, ces derniers mois,
on a pu voir les créations de The Greater Good de Stephen Hartke
sur un livret de Philip Littell (basé sur
Boule de suif, de Guy de Maupassant),
Our Town, de Ned Rorem sur un livret de JD McClatchy (d’après
la pièce de Thornton Wilder), What Next? d’Elliott Carter
sur un livret de Paul Griffiths (qui date de 1999, mais vient tout juste
d’être créé), Doctor Atomic de John Adams (livret de Peter
Sellars) et An American Tragedy de Tobias Picker (livret de Gene
Scheer).
Plusieurs parutions récentes nous
donnent l’occasion de tâter le pouls de l’opéra moderne.
Pièce de musée ou forme vivante? Évidemment, juger d’un opéra
par le disque audio implique un examen auquel il manque une large part
de l’œuvre, puisque l’art total qu’est l’opéra ne peut être
apprécié que dans sa présentation globale, sur scène. Cela revient
donc ni plus ni moins qu’à écouter une «version concert», qui
fait abstraction de la mise en scène, des décors, des costumes, des
éclairages et des effets spéciaux. Si certaines partitions arrivent
à passer ce test, force est de constater que ce n’est pas le cas
pour toutes.
Kafka’s Trial, de Poul Ruders; livret:
Paul Bentley, d’après Kafka
Johnny van Hal; Gisela Stille; Marianne
Rørholm; Gert Henning Jensen; Chorus of the Royal Danish Opera; Royal
Danish Orchestra / Thomas Søndergård
Dacapo 8.226042-43 (125 min 17 s)
****
Un opéra sur
Le Procès de Kafka? L’histoire, inachevée, d’un homme lancé
dans la machine judiciaire sans que personne ne sache pourquoi, a pourtant
déjà inspiré six autres opéras selon Bentley. Le librettiste avait
cependant besoin d’une raison pour justifier ce procès et c’est
dans la vie de Kafka qu’il l’a trouvée: l’éternel triangle amoureux!
Ruders, qui composait là son deuxième opéra, a beaucoup appris du
premier. Compositeur sans attache stylistique, il comprend fort bien
la différence entre «écrire une
œuvre théâtrale devant divertir 2000 personnes et écrire une
œuvre personnelle de musique de chambre». C’est assez bavard (le
livret, en trois langues il est vrai, fait 273 pages), mais extrêmement
vif, imaginatif et, à tous points de vue, agréablement divertissant.
On serait heureux de voir ça en DVD (parce que pour ce qui est de voir
ça chez nous, on peut toujours rêver...). (livret en anglais, allemand
et danois)
The Voyage, de Philip Glass; livret
de David Henry Hwang
Soloists and chorus of the Landestheater
Linz; Bruckner Orchester Linz / Dennis Russel Davies
Orange Mountain Music omm0017 (76
min 25 s)
**
Si je ne suis pas de ceux qui reprochent
à Philip Glass la simplicité apparente de sa musique, son recours
à une pulsation régulière ou le retour à la tonalité qu’a amorcé
le mouvement minimaliste américain, je ne suis pas non plus de ceux
qui croient que l’opéra est le meilleur véhicule qu’il puisse
utiliser. On peut imaginer qu’il manque ici une partie fort importante
de l’œuvre, soit la scénographie; c’est à espérer, du moins,
parce que ce que nous livrent les disques n’a vraiment rien d’enlevant.
C’est uniquement le compositeur qui est en cause ici; ses incessantes
lignes répétitives unidimensionnelles ont un effet soporifique imparable.
Seule la deuxième scène du deuxième acte offre des soubresauts dynamiques.
Cet hommage à Christophe Colomb et, à travers lui, aux «découvreurs»,
tombe singulièrement à plat. (livret en anglais inclus)
Shadowtime, de Brian Ferneyhough;
livret de Charles Bernstein
Nicolas Hodges, piano, narrateur;
Mats Scheidegger, guitare; Neue Vocalsolisten Stuutgart; Nieuw Ensemble
/ Jurjen Hem
NMC Recordings NMC D123 (62 min 02
s)
*****
Un opéra de Ferneyhough? Oui, mais
pas n’importe lequel... Celui-là est construit de différentes parties
(les sept scènes) qui peuvent être interprétées séparément; plusieurs
de celles-ci sont également composées de fragments (la scène II,
par exemple, est un «concerto pour guitare» qui dure 17 minutes et
est constituée de 128 fragments, dont certains ne durent pas plus de
3 secondes). La musique, interprétée par une vingtaine de musiciens
et un chœur de 14 solistes, s’élabore par un pointillisme dense
et chaque scène offre son univers particulier. Le compositeur britannique
radical met en musique le récit métaphorique des dernières heures
de la vie du philosophe Walter Benjamin, qui se donna la mort en 1940.
On est loin de l’opéra bouffe, c’est le moins que l’on puisse
dire. Une écoute exigeante qui récompensera le mélomane par sa beauté
complexe. (livret non-inclus)
L’Enfant des glaces
– Électr’opéra
Conception: Pauline Vaillancourt;
musique: Zack Settel; livret: Quevedo et De Nerval
Interprètes: Pauline Vaillancourt
et Jean Maheux
Atma classique DVD2 5000 (5.1, PAL
– NTSC)
**
Je me souviens avoir été bien déçu
d’avoir raté les représentations de
L’Enfant des glaces à l’époque de sa création, étant
généralement assez enthousiaste devant la perspective d’assister
à une nouvelle création de la compagnie Chants Libres, que dirige
la soprano Pauline Vaillancourt. Le visionnement de ce DVD m’a passablement
guéri de cette déception-là... Disons tout de suite que l’esthétique
trash-glauque de l’œuvre ne réjouira probablement qu’une
fraction du public, mais l’espèce de ballet sado-maso qui constitue
le gros de l’affaire risque de décourager même ceux-là. On voulait
sans aucun doute choquer, mais au final, on déçoit. Et les trouvailles
sonores de Settel n’y peuvent malheureusement rien. Aucun livret dans
le boîtier, pas de choix de format d’écoute, pas moyen de passer
d’une scène à l’autre... |