Chapeau! Francis Dhomont Par Réjean Beaucage
/ 5 novembre 2006
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Francis Dhomont est l’un des quelques
compositeurs qui ont définitivement attaché leur nom à un type de
musique très singulier: la musique acousmatique. Au sein de la nébuleuse
qu’est la musique électroacoustique, la musique acousmatique, qui
«se tourne, se développe en studio, se projette en salle, comme le
cinéma» (François Bayle), est sans doute la descendante la plus directe
de la musique concrète dévoilée par Pierre Schaeffer en 1948.
En 1948, Francis Dhomont avait 22 ans,
et c’est vers cette époque qu’il a lui aussi découvert, parallèlement
à Schaeffer, les étonnantes vertus d’un nouveau médium: l’enregistrement
(sur fil magnétique, dans son cas). Originaire de Paris, il est l’élève
de Charles Koechlin (1867-1950, il est un défenseur de la musique contemporaine
et un pionnier dans l’art de la photographie stéréoscopique) et
Nadia Boulanger (1887-1979, l’une des pédagogues les plus influentes
du 20e siècle), et il compose, entre 1944 et 1952 des œuvres pour
piano(s), pour orgue, pour violon(s), pour voix, et même un mouvement
symphonique (Dimanche, 19451). À partir des années 60, cependant,
son attention ne sera plus occupée que par la composition électroacoustique.
Au fil d’une carrière qui se poursuit encore aujourd’hui avec bonheur,
il a été un ardent défenseur du genre devant ceux qui, à l’instar
de Pierre Boulez, le qualifiaient de «bricolage»; il en a été l’un
des grands propagateurs à travers son enseignement, particulièrement
à l’Université de Montréal, où, de 1980 à 1996, il a contribué
à la formation d’un grand nombre de compositeurs; enfin, il a aussi
donné au genre quelques-unes de ses plus grandes œuvres (dont la grande
majorité est disponible sous étiquette Empreintes Digitales).
À partir de la fin des années 70, Francis
Dhomont décide de s’établir au Québec. «Deux choses m’ont attiré
vers le Québec: d’abord, j’avais rencontré quelqu’un qui m’avait
invité à venir y faire un tour, et comme c’était une jeune femme,
c’était sympathique! Puis j’ai été très bien accueilli, notamment
par la Faculté de musique de l’Université de Montréal, qui m’a
ouvert son studio, où j’ai pu composer Sous le regard d’un soleil
noir, qui a été une œuvre importante pour moi2. J’ai pu ressentir
une véritable chaleur dans les contacts, et le doyen de la Faculté
m’a invité à venir y passer une résidence, ce que j’ai fait;
je m’y suis trouvé très bien, et je suis resté! Il y avait déjà
des gens à Montréal qui s’intéressaient très sérieusement à
l’électroacoustique, je pense à Marcelle Deschênes, Yves Daoust,
Philippe Ménard3, etc., mais je suis probablement celui qui a apporté
au Québec le concept d’acousmatique.»
La première œuvre de Francis Dhomont
publiée sur disque chez nous est Chroniques de la lumière4
(en 1989, sur le disque «Halogènes», sous étiquette UMMUS) et, dès
1990, on le trouve parmi les compositeurs réunis pour le volume 37
de l’Anthologie de la musique canadienne publiée par la Société
Radio-Canada (volume consacré à la musique électroacoustique; la
pièce retenue est Thème de la fuite [1984-87]). Pour compléter
le tableau, il ne manquait plus qu’une monographie qui lui serait
consacrée par une étiquette d’ici, mais laquelle? En 1990 était
lancée l’étiquette montréalaise Empreintes Digitales, devenue depuis
l’une des meilleures références en matière de musique électroacoustique;
son fondateur, Jean-François Denis, s’allia l’année suivante aux
compositeurs Gilles Gobeil et Robert Normandeau pour fonder la société
de concerts Réseaux des arts médiatiques. Tout était en place pour
organiser un lancement de disque! Celui du double-album Mouvances Métaphores,
consacré à Francis Dhomont, fut assez spécial, puisqu’il était
donné le jour même du 65e anniversaire du compositeur. «Ça a été
une surprise formidable. On m’avait invité à diffuser ma musique
dans le cadre d’un concert, mais j’ignorais complètement que ce
concert était une fête... pour mon anniversaire! Et en effet, c’était
le tout premier concert de Réseaux, alors maintenant, nos anniversaires
correspondent!» Le concert donné par Francis Dhomont le 2 novembre
2006 dans le cadre de l’événement Akousma 3, présenté par Réseaux,
souligne en effet le 15e anniversaire de l’organisme et le 80e anniversaire
du compositeur!
À partir de 1997, la série de concerts
Rien à voir, organisée par Réseaux, a connu un très grand succès,
attirant un public assez jeune qui découvrait les plaisirs du concert
acousmatique (donné dans l’obscurité, sur un orchestre d’une vingtaine
de hauts-parleurs contrôlé en direct par le compositeur diffusant
son œuvre). La série des Rien à voir s’est arrêtée en 2004 après
sa quinzième édition et certains observateurs ont cru pouvoir y déceler
un essoufflement de la formule acousmatique, voire de tout le genre
électroacoustique. «Je ne suis pas convaincu du tout que ce soit une
musique du passé, réagit Dhomont; je pense au contraire que c’est
toujours une musique de l’avenir. Bien sûr, il s’agit d’une musique
de recherche, assez complexe, et qui n’est pas destinée au divertissement.
En ce sens, elle n’aura jamais un succès de grand public, et moi,
ça ne me dérange pas. Je sais qu’il y en a que ça gêne, des compositeurs
qui voudraient voir leur musique jouée devant des publics considérables,
mais je crois qu’ils se font des illusions. La recherche demande certains
sacrifices, notamment celui de la notoriété populaire.»
Il faut aussi considérer que la musique
acousmatique est encore toute jeune, les premières expériences de
Pierre Schaeffer en matière de musique concrète ayant été réalisées
en 1948. Cette musique évolue, et, puisqu’il s’agit précisément
d’une musique de recherche, il serait ridicule de vouloir en figer
la forme. Ainsi, durant la série de concerts Akousma 3, Elio Martusciello
et Ludger Brümmer auront présenté des vidéomusiques, Christian Calon
aura diffusé des extraits d’une œuvre conçue pour la scène et
le quatuor de saxophones Quasar aura interprété des musiques mixtes
(pour instruments et traitements ou pour instruments et bande). Francis
Dhomont est-il resté un pur et dur défenseur de la musique dans le
noir? «Ah! Vous savez, on ne m’avait pas spécifié qu’il y aurait
des vidéomusiques, mais je pourrais en apporter, car ma femme (Inés
Wickmann Jaramillo) et moi, nous en avons fait ensemble. Inés fait
de la sculpture et de la vidéo, et elle a travaillé sur l’une de
mes musiques, que j’ai adaptée. Je n’ai aucun blocage vis-à-vis
de la vidéo, et puis, les façons de travailler se ressemblent beaucoup.»
Lors d’une visite chez Francis Dhomont en 2001, pour discuter du concert
qu’il donnait lors de la 10e édition de Rien à voir, il m’avait
montré certains vieux rubans magnétiques qu’il utilisait toujours
dans ses œuvres. J’avais cru trouver là la recette de la «différence
Dhomont», les sons utilisés par de nombreux autres compositeurs ayant
fortement tendance à se ressembler, puisque tout le monde utilise les
mêmes logiciels de traitement du son. «Non, je n’utilise plus les
rubans... On ne peut plus... On ne trouve plus personne pour réparer
les appareils. Je fais comme tout le monde et je travaille avec des
ordinateurs. Bien sûr, en ce qui concerne les ressemblances, le problème
est le même qu’avec la bande. Il faut essayer de ne pas se plier
aux seules fonctions prévues par le concepteur. La solution, à vrai
dire, c’est d’essayer d’être original! On peut y arriver par
exemple en utilisant différents processeurs en cascade, ce qui réduit
le risque d’avoir le même son que tout le monde. Il reste qu’il
y a un «style de l’époque», mais il y avait aussi un style au 18e...»
Francis Dhomont présente le 2 novembre
2006 la création nord-américaine de Premières traces du Choucas,
une commande conjointe de Réseaux et de Musiques & Recherches (Belgique).
Il s’agit d’une œuvre préliminaire s’inscrivant dans un travail
en cours sur l’univers de Franz Kafka. Depuis notre conversation,
une vidéomusique intitulée Moirures, de Francis Dhomont et Inés Wickmann
Jaramillo, s’est ajoutée au programme rétrospectif du compositeur.
Elle sera présentée également, le 2 novembre, en création nord-américaine.
1 Détails relevés dans le catalogue
des œuvres de Francis Dhomont commenté par Annette Vande Gorne dans
Portraits polychromes no 10 (voir encadré).
2 Sous le regard d’un soleil noir a
été créée le 3 février 1981, à l’Université de Montréal, et
a obtenu le 1er Prix de la catégorie musique à programme au 9e Concours
international de musique électroacoustique de Bourges (France, 1981).
3 Trois des fondateurs, en 1978, avec
Michel Longtin et Pierre Trochu, de L’Association pour la création
et la recherche électroacoustiques du Québec (ACREQ).
4 Créée le 26 avril 1989 au Spectrum
de Montréal; commande de la Société de musique contemporaine du Québec
(SMCQ).
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