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La Scena Musicale - Vol. 12, No. 10 juillet 2007

Paavo Järvi : intuition et émotion

Par Wah Keung Chan / 31 juillet 2007

English Version...


Les concerts, c’est comme les conversations, il n’y en a pas deux de semblables », dit l’Estonien Paavo Järvi, chef d’orchestre de renom parmi ceux de son âge (la quarantaine) qui occupent la scène contemporaine. « On pense souvent que diriger un orchestre, c’est faire jouer les musiciens en maintenant la cadence, alors qu’il s’agit d’imprimer sa marque sur une oeuvre musicale. » Notre échange, qui devait durer 45 minutes, s’est prolongé d’une heure complète. Nous avons parlé de l’art de la direction d’orchestre et de ce qui rend un concert exceptionnel: l’intuition et l’émotion.

Fils aîné du chef d’orchestre Neeme Järvi, Paavo est né en 1962 entouré de musique. Enfant, il assistait à toutes les répétitions d’orchestre et d’opéra que son père dirigeait en Estonie. « Mon père avait un grand intérêt pour le répertoire et pour l’histoire de la direction d’orchestre; tout jeune, j’ai entendu toutes sortes de répertoires et connu plusieurs chefs d’orchestre. » Au conservatoire de musique de Tallinn, Paavo étudie la direction d’orchestre. Il étudie également les percussions, chemin le plus court pour entrer dans un orchestre.

Les autorités russes ayant démis Neeme de ses fonctions pour avoir dirigé le Credo d’Arvo Pärt en Estonie sans autorisation, la famille Järvi émigre aux États-Unis en janvier 1980. Le père n’a que 100 $ en poche. Aujourd’hui, après 357 enregistrements, Neeme Järvi peut s’enorgueillir d’être le musicien le plus enregistré de tous les temps.

Paavo s’inscrit bientôt au Curtis Institute. Durant un cours d’été au Los Angeles Philharmonic Institute, il rencontre Leonard Bernstein. C’est le coup de foudre. « Il disait qu’il fallait devenir soi-même la partition, il plongeait à un niveau émotif beaucoup plus profond que la moyenne. » Järvi se souvient d’une séance de travail en particulier: « Bernstein dirigeait l’Après-midi d’un faune avec un seul doigt. Je n’ai plus jamais entendu une pareille exécution de l’œuvre. C’était magique. Certaines personnes sont tout simplement plus choyées par les dieux. »

Fils de chef d’orchestre célèbre, on pourrait croire Järvi tenaillé par l’idée de se démarquer de lui. Mais le fils n’a que du respect et de
l’admiration pour son père.

« Nous sommes en contact presque quotidien. Nous parlons surtout de musique. Dans ce travail, il n’y a pas de raccourcis qui vaillent, il n’y a que l’expérience qui compte. Rien ne se compare à l’expérience qu’un chef d’orchestre accepte de partager avec vous. Mon père est une mine d’or. Son enthousiasme est contagieux et il m’a appris la curiosité. Avec lui, je peux tester mes idées, j’ai confiance en son opinion. Elle n’a pas de prix. » L’influence du père s’est étendue au jeune frère de Paavo, Kristjan, et à sa sœur Maarika, tous deux musiciens professionnels, lui chef d’orchestre et elle flûtiste. « Je vois quand même les choses à ma façon et à travers le prisme de mon tempérament, c’est tout à fait normal. Le but est de se couler dans la partition avec sa personnalité propre. »

Järvi veut dire par là qu’il faut se fier à son intuition. « La formation est très importante, mais le danger, c’est d’en venir à faire confiance à son cerveau plus qu’à son intuition. Or c’est l’intuition qui mène aux sommets de l’inspiration. » Parlant de l’enregistrement fait par Marinsky de la 6e Symphonie de Tchaïkovski, il dit : « Je n’ai jamais compris pourquoi tous les chefs copient cette interprétation. L’œuvre est un témoignage personnel terriblement tourmenté qui passe la rampe seulement si vous transmettez honnêtement les émotions qui assaillaient Tchaïkovski à ce moment-là. Je l’interprète comme un poème symphonique. » Apprendre une œuvre signifie pour Järvi en étudier et en analyser les tonalités et les formes, puis en écouter des enregistrements. Une fois que cela est fait, la partie la plus intéressante consiste à découvrir ce qui se trouve par delà la musique. « Vous laissez venir les images, vous écoutez ce que la musique vous dit et vous êtes attentif à vos réactions. » Järvi a récemment dirigé le cycle Das Knaben Wunderhorn de Mahler avec le baryton Matthias Goerne. Il fait remarquer qu’il ne faut pas prendre au pied de la lettre les clichés familiers qu’utilise Mahler. « Il essaie de faire réagir les auditeurs. L’effet est différent de l’un à l’autre. Ces impulsions ouvrent la porte sur des mondes intérieurs. C’est une façon brillante d’entrer dans l’âme des gens. »

Que se passe-t-il dans la tête de Järvi durant un concert ? « Je cherche un équilibre entre structurer l’oeuvre et m’y fondre. Plus vous vous identifiez au monde intérieur, meilleure et plus convaincante sera la musique. » Järvi en donne pour exemple les Danses hongroises de Brahms : « Vous devez convaincre un orchestre allemand de jouer comme une fanfare tsigane. C’est plus facile si vous vous transformez vous-même en chef d’orchestre tsigane. »

En mai dernier, Järvi a été nommé directeur musical de l’Orchestre de Paris. Il y remplacera Christoph Eschenbach à partir de 2010. Cette formation s’ajoute aux trois orchestres permanents qu’il dirige déjà. Avec un horaire si chargé, Järvi organise soigneusement sa carrière pour s’éviter les désagréments de la vie jet-set du chef d’orchestre invité. En outre, pour obtenir de meilleurs résultats avec ses orchestres, Järvi préfère travailler avec ceux qu’il connaît intimement.

C’est en 2001 qu’il obtient son premier poste permanent, à la direction de l’Orchestre symphonique de Cincinnati, où de grands panneaux proclament son arrivée : Bravo Paavo ! Son contrat a d’ailleurs été prolongé à Cincinnati jusqu’en 2012. En six ans, Järvi a fait de l’orchestre un ensemble électrisant, loué pour sa remarquable sonorité et lauréat d’un Grammy (2005). « Je parle toujours de la sonorité dans le contexte d’une œuvre. Elle devrait être différente chez Brahms, Debussy et Stravinsky. Il faut une intelligence collective pour le comprendre. » Järvi compare le son des grands orchestres russes d’antan dans Tchaïkovski à celui du Dresden Staastkapel dans Schumann : « Les deux ont une palette riche et sombre, avec un sostenuto lié, mais ce sont deux univers différents. »

Déjà conseiller artistique de l’Orchestre symphonique national estonien, il a été nommé en 2006 chef de l’Orchestre symphonique de la Radio de Francfort. En ce moment, son autre orchestre, la Deutsche Kammerphilharmonie, enregistre les symphonies de Beethoven pour RCA, que le musicien jouera cet été en tournée américaine, avec une escale au Festival de Lanaudière.

Lorsque Järvi parle de Beethoven, son approche musicale se révèle : « La partition (édition Barenreiter) est toujours le point de départ et le point d’arrivée. Entre les deux, vous, l’interprète, devez faire des choix, » explique-t-il. Il croit que la recherche d’authenticité de « gourous » comme Roger Norrington et Nikolaus Harnoncourt est nécessaire mais qu’elle est trop académique. « Ce n’est pas sain de jouer seulement ce qui est écrit, vous devez trouver ce qui se cache derrière le morceau. Les interprétations de Furtwängler sont encore valides parce qu’il a débusqué le contenu profondément émotif et humain de la musique. » Pour Järvi, la Deutsches Kammerphilarmonie est un orchestre de bonne dimension (les instruments modernes y côtoient des trompettes et des timbales traditionnelles) dont les membres comprennent le style d’époque tout en étant ouvert aux expériences. « Nous ne discutons jamais de style. Il est toujours question de caractère, de ce que tel ou tel motif symbolise, de la raison qui nous pousse à ralentir lorsqu’il n’y a pas d’indication. »

Järvi parle surtout de la Troisième symphonie dite « Héroïque ». « Devant l’Héroïque, nous prenons chaque fois une profonde inspiration. Nous nous sentons en présence de la grandeur. Si les deux premiers accords ont une intention ferme, directe et claire, la suite se déroule comme un voyage. Avec un peu de chance, ce qui ne s’est pas produit hier se produira aujourd’hui. »

Järvi croit que son approche convient aux auditoires contemporains. « Pour que la musique classique et Beethoven soient d’actualité, ils doivent toucher les gens aujourd’hui. Si vous écoutez la marche funèbre de l’Héroïque, vous comprenez ce qu’elle a pu signifier pour les musiciens qui la jouaient sous les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale. Nous ne devons pas hésiter à la considérer comme proche de nous dans le temps. Il faut respecter la tradition sans se laisser paralyser par elle. »

L’an dernier, au Japon, Järvi a présenté pour la première fois le cycle complet des symphonies de Beethoven, qu’il a reprises le mois dernier à Strasbourg. « En les jouant en ordre chronologique, vous voyez combien la séquence est logique. Après la 7e, vous réalisez que Beethoven a dû faire un changement radical dans la 8e, et la même chose après l’Héroïque. » Järvi a appris l’importance de diriger son énergie mentale plutôt que de se fier seulement à l’adrénaline. « Après les trois premières symphonies, j’ai envie de prendre une semaine de congé. Aucun mouvement d’aucune symphonie ne peut se jouer de la même façon qu’un autre. »

Les succès de Järvi le chef d’orchestre ne doivent pas faire oublier son amour de l’opéra, qu’il a dirigé plus tôt dans sa carrière. « L’opéra est l’art suprême du compromis. Un seul point faible, et l’ensemble ne fonctionne plus », fait-il remarquer en parlant du manque de participation des chefs d’orchestre aujourd’hui au choix de l’équipe et de la distribution. « Les compromis artistiques ne me réussissent pas. » Récemment à Chicago, la vente de fermeture de Tower Records a permis à Järvi d’acheter pour 3000 $ de DVD et de CD d’opéras. « Celui que nous préférons à la maison est le Barbier de Séville de La Scala avec Abbado et Baltsa, il aide ma fille de trois ans à s’endormir. »

Järvi a également une petite fille de huit mois et trouve difficile d’être éloigné de sa famille. Désire-t-il que ses enfants soient musiciens ? « Ni mon frère ni ma sœur ni moi n’avons été forcés de faire de la musique. Nous l’avons abordée de plein gré. Mon père savait rendre la musique amusante. Je désire profondément que mes enfants connaissent la musique, mais pas nécessairement comme musiciens professionnels. Si vous ne pouvez aller au concert entendre une symphonie de Mahler ou de Beethoven et en retirer quelque chose, votre vie en sera appauvrie. Si ce monde merveilleux vous est inaccessible, vous resterez fermé à une dimension importante de l’existence. Je ne puis imaginer mes enfants exclus de ce monde. »

Modeste, Järvi s’excuse de ne pouvoir mieux expliquer la musique en citant une phrase d’Heinrich Heine : « La musique commence là où les mots s’arrêtent. » n

Traduit par Michelle Bachand


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