Norma : L'essence de la mélodie Par Jacques Desjardins
/ 22 septembre 2005
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Contrairement
à son illustre contemporain Rossini, qui pouvait pondre un opéra en quelques
jours, Bellini insistait pour consacrer quelques mois à la composition de ses
œuvres. Tandis que Rossini avait déjà complété vingt-huit opéras à l'âge de 28
ans, Bellini est mort précocement en 1835, à 33 ans, après avoir composé «
seulement » dix opéras, dont les trois derniers, La Sonnambula, Norma,
et I Puritani sont d'incontestables chefs-d'œuvre. De ces trois titres,
l'Opéra de Montréal a choisi Norma pour ouvrir sa saison 2005–2006.
Le soir de la création, le 26 décembre 1831 à la Scala
de Milan, Bellini lui-même a crié au scandale. Surmenés par la répétition
générale plus tôt ce jour-là, les chanteurs, dont Giuditta Pasta elle-même,
tenante du rôle-titre, ont souffert de problèmes d'intonation trop évidents
pour être pardonnables. Heureusement, les protagonistes se sont ressaisis le
lendemain pour faire oublier leurs maladresses de la première et faire taire
les critiques sous les tonnerres d'applaudissements et assurer pour toujours à Norma
sa juste place dans le répertoire.
Bellini se démarque de Rossini par la pureté de la
ligne mélodique et l'absence d'ornements gratuits. Ses arias s'inscrivent en
mémoire par l'évidence même de leur direction mélodique : elles coulent de
source et s'imposent à l'oreille comme de véritables « succès » au sens
populaire du terme sans en avoir la facilité commerciale ou le côté racoleur.
L'air « Casta Diva », le plus célèbre de tout l'opéra, mérite qu'on s'y attarde
pour tenter d'en saisir l'étonnante beauté et de percer le secret du génie
mélodique de Bellini.
L'aria se divise en trois parties : 1) la mélodie
principale est chantée en solo par Norma; 2) les chœurs entonnent un refrain en
sourdine au-dessus duquel Norma chante éperdument une ligne ornementée dans le
registre aigu; 3) reprise du solo initial sur un nouveau texte avec l'ajout de
ponctuations syllabiques par le chœur.
La tonalité de fa majeur est établie par une
introduction à l'orchestre dont la pulsation sur une métrique de 12/8 est
assurée par un arpège aux violons et une ponctuation sur les temps forts aux
violoncelles et contrebasses. La fiûte annonce l'aria par une citation presque
complète de la mélodie. Les cordes arrêtent et la fiûte s'étiole doucement,
doublée par la clarinette. La pulsation reprend aux cordes pendant une mesure
et la soliste commence alors son aria en contrepoint à l'arpège des violons.
Tandis que les violons suivent un rythme implacable de
croches, la soliste emprunte des valeurs inégales (notes longues suivies de
courtes) pour mieux souligner les accents toniques du texte. La chanteuse peut
dès lors compter sur la stabilité de l'accompagnement pour mieux ancrer les
moments forts de l'aria. Sans l'arpège des violons, il serait di(check)cile
pour elle, voire impossible, de rendre avec précision la pulsation et les
rythmes de la mélodie.
Les notes courtes de l'aria agissent comme d'élégantes
arabesques où l'énergie contenue dans les notes longues peut enfin se relâcher.
Elles permettent également d'atterrir avec souplesse à la prochaine note
longue, et ainsi mieux souligner le prochain accent tonique du texte. Bellini a
donc réalisé un mariage réussi entre la musique écrite et la musicalité
naturelle de la langue italienne. Il su(check)t de réécouter ou de fredonner
les premières mesures de l'aria pour s'en convaincre. Dans la phrase « Casta
Diva, che inargenti », les syllabes « Ca », « Di », et « gen » reçoivent toutes
des notes longues sur le premier temps de la mesure. Avoir conscience de la
prosodie n'est certes pas l'apanage de Bellini. Le compositeur se démarque de
ses contemporains et de ses prédécesseurs par la sinuosité discrète des
mélismes qui font presque désirer de façon inéluctable l'accent tonique sur le
prochain temps fort. À titre de comparaison, chez Rossini, les mélismes et
ornements prennent autant de place que la projection du texte, au risque
parfois d'en brouiller la clarté d'énonciation. Bellini préfère reléguer les
mélismes au second plan, comme des guirlandes qui préparent ou prolongent les
syllabes importantes. Il en résulte une musique qui s'écoute toujours avec un
sens de la perspective : les notes longues en avant-plan, qui portent les
principaux accents toniques, et les notes courtes, en arrière-plan, qui
décorent les premières avec délicatesse et discrétion.
Il faut aussi souligner la maîtrise remarquable avec
laquelle Bellini planifie ses registres. L'aria commence dans le médium grave
de la voix de soprano sur un la naturel. La mélodie descend souplement
jusqu'au fa grave deux mesures plus loin pour ressurgir avec surprise
jusqu'au ré aigu de la portée. Bellini demeure dans le registre moyen
pendant toute la deuxième phrase -- « queste sacre antiche pianti » -- en
conservant ce ré comme note la plus aiguë. C'est à partir de la
troisième phrase -- « a noi volgi il bel sembiante » -- que le compositeur
orchestre une graduelle montée de registre occupant quatre mesures. Cette
montée se termine par mouvement conjoint sur un la aigu, répété avec
intensité, qui lui-même va résoudre avec force sur un si bémol, hauteur
ultime et apothéose de l'aria. Bellini relâche alors toute cette énergie par
une descente dramatique, couvrant à peine deux mesures, depuis ce si bémol
aigu jusqu'au fa grave. Tandis qu'il avait fallu un peu plus de quatre
mesures pour atteindre la cime de la mélodie, Bellini a pris un peu moins de la
moitié de cet espace pour couvrir tout le registre de la voix et revenir avec
souplesse dans le registre du début.
C'est une fois ce fa grave atteint que les
chœurs entonnent la deuxième section de la pièce en reprenant tout le texte de
la première section. Norma se joint à eux deux mesures plus loin avec des
mélismes chromatiques dans l'aigu d'une grande virtuosité, qui exigent de la
part de la soliste un contrôle absolu pour arriver à communiquer la grâce et la
solennité du moment.
La troisième section reprend la même musique que la
première, avec les chœurs qui s'ajoutent, en marquant la pulsation en même
temps que les cordes graves. L'aria se termine avec une impressionnante cadenza
de la soliste, une descente chromatique hors tempo couvrant à nouveau l'ambitus
complet de la voix, mais cette fois sur un espace de moins d'une mesure.
Cette habileté à contenir l'énergie pour ne la
relâcher qu'au bon moment, et le ra(check)nement avec lequel les ornements
restent toujours au service des moments forts, témoignent sans l'ombre d'un
doute du génie de Bellini. Œuvre-charnière entre le bel canto de Rossini
et l'opéra romantique de Verdi, Norma conservera à jamais sa place dans
le répertoire lyrique non seulement par la force de sa qualité dramatique, mais
surtout par la grâce et la subtilité de sa conception mélodique. *
Norma sera présenté à l'Opéra de Montréal
(les 17, 21, 24, 26 et 29 septembre, et le 1er octobre.
514-985-2258) et à la Canadian Opera Company de Toronto (le 30 mars et les 4,
7, 9, 12 et 15 avril, 416-363-8231)
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