OSM Une saison sur la corde raide Par Réjean Beaucage
/ 22 septembre 2005
Nous
vous présentions en juin dernier une mise au point sur la grève des musiciens
en cours à l'Orchestre symphonique de Montréal. Le 27 juillet dernier, les
musiciens présentaient une offre globale à la partie patronale, proposition
rejetée le lendemain par cette dernière, sous prétexte qu'elle revenait sur des
ententes verbales intervenues au cours des semaines précédentes. Devant cette
impasse, le médiateur choisissait de mettre fin aux négociations; elles
devraient avoir repris au moment où vous lirez ces lignes. LSM a rencontré
Madeleine Careau, directrice générale de l'OSM, le 1er août dernier,
afin de recueillir le point de vue de l'administration de l'orchestre.
LSM: À quelques semaines de l'ouverture de la saison
2005–2006, le moins que l'on puisse dire est que le médiateur dans le confiit
qui oppose l'administration et les musiciens choisit mal son moment pour tomber
en vacances...
Madeleine Careau: Le médiateur a mis fin aux
négociations en raison de l'écart trop important entre les deux parties. Il est
vrai qu'il avait prévu de prendre des vacances en août, mais ce n'est pas la
raison pour laquelle il a suspendu les négociations. Le mois d'août est
traditionnellement une période de non-travail à l'orchestre; nous avons une
convention de 46 semaines; les six semaines restantes ne sont pas rémunérées et
les musiciens sont libres durant cette période de participer à des camps
musicaux, des festivals, ou de prendre des vacances, simplement.
LSM : Les positions sont donc inconciliables ?
MC : Je dirais plutôt qu'elles sont très
éloignées, et on a déjà vu des positions très éloignées se rapprocher. Pour ma
part, je suis une éternelle optimiste et je crois que le syndicat va finir par
sortir de sa bulle pour prendre conscience de la réalité montréalaise.
LSM : On dirait que les deux parties ont choisi une
stratégie d'épuisement, refusant toute concession.
MC : Nous sommes condamnés à réussir cette
négociation : l'avenir de l'OSM en dépend. Acheter la paix à court terme en
signant ce qui nous est proposé actuellement amènerait forcément une crise
financière grave et, à court terme, la fin de l'OSM. Nous sommes donc condamnés
à réussir si nous voulons que cette institution demeure, se développe et
retrouve son statut international avec Kent Nagano. Il faut comprendre que nous
ne parlons pas que du volet financier de la négociation; pour nous, le volet
normatif est très important ! La fiexibilité que nous souhaitons est
essentielle parce que le monde de la musique a changé. Nos orchestres
occidentaux ont l'air de dinosaures en fonctionnant encore avec des règles du
jeu qui correspondent à une époque où il y avait dans le monde une douzaine de grands
orchestres (New York, Boston, Chicago, Cleveland, Philadelphie, Los
Angeles, Londres, Berlin, etc.). Aujourd'hui, il y a 150 très bons orchestres
dans le marché mondial... Et je sais pour avoir travaillé durant 10 ans en
Europe que la compétition y est féroce !
LSM : Les musiciens prétendent que l'entente actuelle
est déjà l'une des plus permissives...
MC : C'est pourtant faux. Nous avons basé nos
demandes sur les conventions collectives des cinq meilleurs orchestres
nord-américains, ceux du Big Five (Boston, Chicago, Cleveland, New York,
Philadelphie), et nous faisons des demandes qui s'alignent parfaitement sur ce
qui se pratique à ce niveau. Évidemment, dans chacune de ces conventions, on
pourra trouver une clause qui est plus avantageuse que ce que nous proposons,
et on peut toujours faire, comme on dit, du cherry picking, mais il faut
comprendre que le corps de nos demandes s'harmonise avec le fonctionnement de
ces orchestres nord-américains. Et il ne faut pas perdre de vue que nous
évoluons à Montréal, une ville de moins de deux millions de personnes; on est
loin de New York ou de Los Angeles... Quand l'orchestre de New York répète un
programme, c'est pour le donner, en moyenne, quatre fois. Chez nous, quand nous
l'avons donné deux fois, en vendant 5 600 billets, il faut passer à autre
chose. Ça fait une très grande différence. Les orchestres du Big Five ont
des marchés locaux tellement porteurs qu'ils font très peu de tournées; ils
n'en ont pas besoin. Pour nous, c'est une obligation; le marché
montréalais n'est pas assez porteur pour faire vivre un tel orchestre 46
semaines par année. C'est pourtant ce que nous faisons depuis cinq ans et ça a
mis énormément de pression sur le marché local. Auparavant, nous partions un
mois par année en tournée et nous faisions des enregistrements, mais
aujourd'hui, nous sommes toujours ici, sollicitant sans cesse le public. Notons
tout de même que ce public a augmenté, et de façon sensible, mais nous avons
tellement multiplié les concerts que cela s'est fait par étalement. Nous
annonçons chaque année une augmentation de 10 à 15 % du public, et pourtant les
salles semblent moins remplies puisque nous donnons davantage de concerts...
Il est donc vital pour nous de tourner, pour maintenir
à Montréal des musiciens de ce niveau et leur payer un salaire raisonnable. Ça
nous permet de créer une certaine rareté à Montréal et ça fait aussi parler de
nous, ce qui donne encore plus à notre public local l'envie de venir nous
entendre. Notre marché ne se compare même pas à celui de Toronto. On sait que
plusieurs grands sièges sociaux ont quitté Montréal, et nous partageons le
mécénat des entreprises privées avec l'éducation, les hôpitaux, Centraide, etc.
Alors, c'est tout cela aussi qu'il faut comparer... Vous savez que l'école des
H.E.C. a été déclarée l'une des 10 meilleures écoles au monde dans le domaine
qui est le sien, mais pensez-vous qu'un professeur des H.E.C. gagne autant
qu'un autre qui enseigne au M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology) ?
Sans doute pas, mais dans la région de Boston, il faut payer 2 500 $ par mois
pour un trois pièces...
LSM : Justement, Montréal peut-elle se permettre l'OSM
?
MC : Absolument ! En moyenne, un musicien de
l'OSM gagne 75 000 $, il a six semaines de vacances sur les 46 prévues à son
contrat et il est un travailleur autonome bénéficiant de tous les avantages
fiscaux que cela comporte (le syndicat trouve épouvantable que les musiciens
doivent payer leurs vêtements pour venir travailler, alors qu'ils peuvent les
déduire comme des frais de travail, justement, avec leur voiture, leur
téléphone, l'entretien de leur instrument et bien d'autres choses encore...).
C'est un travailleur autonome, mais d'un type très particulier, puisqu'il
bénéficie aussi d'une convention collective, incluant 15 semaines par année de
congé de maladie avec plein salaire et un fond de pension auquel l'orchestre
contribue à hauteur de 700 000 $ par année. Ça fait beaucoup d'avantages... De
plus, parce qu'ils sont membres d'un orchestre prestigieux, il peuvent avoir
d'autres emplois: travail au sein d'autres formations, enseignement dans l'une
des quatre grandes facultés de musique de Montréal, etc. Ils sont de véritables
étoiles dans leur communauté. Les médecins montréalais gagnent-ils autant que
leurs confrères de Toronto ? Notre avocat gagne-t-il autant que son équivalent
à l'orchestre de New York ? Montréal est une ville qui a un niveau d'activités
culturelles impressionnant, et le niveau de vie y est enviable. Avec la
rémunération que nos musiciens ont actuellement, ils peuvent pleinement
participer à la vie montréalaise; pour avoir le même niveau de vie à New York
ou à Toronto, ce n'est pas 20 % de plus qu'ils devraient demander, mais plus du
double !
LSM : Les musiciens envisagent tout de même ces
jours-ci de recourir à l'intervention de l'État...
MC : Nous savons dans quel contexte le
gouvernement évolue au Québec; c'est déjà le plus gros contributeur à la
culture et il a des dossiers assez urgents dans d'autres domaines, comme les
syndiqués du secteur public auxquels on a fait une offre d'augmentation de 8%
sur six ans...
LSM : Le maire de Montréal déclarait récemment que le
déficit de 4 M $ des Championnats du monde de natation ne représentait qu'un
dixième de 1 % du budget de la ville et il s'apprêtait à l'éponger avec le cœur
léger; peut-être l'OSM, avec son déficit de 3,4 M $, devrait-il aller cogner à
sa porte ?
MC : C'est un fait que la contribution de la
ville de Montréal n'est pas à la hauteur de ce qu'elle devrait être. Québec
fait largement sa part, Ottawa fait correctement la sienne, mais la ville dont
nous portons le nom partout dans le monde pourrait faire mieux. La contribution
que nous en recevons a été fixée dans le cadre de la Communauté urbaine de
Montréal, mais depuis les fusions municipales qui ont fait de Montréal une bien
plus grande ville qu'à l'époque de la CUM, il n'y a pas eu de révision de la
contribution de la ville au budget de l'orchestre et ce devrait être fait.
LSM : Le Globe & Mail du 1er août citait
Marc Béliveau, président de l'Association des musiciens de l'orchestre, qui
aurait dit que le confiit ne pourra peut-être pas être réglé tant que M. Lucien
Bouchard, président de l'orchestre, et vous-même, serez à la barre de l'OSM...
MC : Ça semble être la tactique préférée du
syndicat des musiciens... Ils ont eu la tête de Raphael Frühbeck de Burgos
(directeur musical, 1975–1976), ils ont eu celle de Charles Dutoit (1977–2002),
et, dans la négociation en cours, ils ont commencé par demander celle de Paul
Fortin, l'administrateur de la musique, puis la mienne, et maintenant celle de
M. Bouchard... Ce dernier le demandait d'ailleurs en conférence de presse en
mai dernier : « Combien de têtes faudra-t-il faire rouler pour satisfaire la
Guilde ? » C'est une méthode archaïque que de chercher à éliminer l'autre
partie, au lieu de tenter de s'entendre. Mais il faut savoir que la Guilde des
musiciens du Québec est un vieux syndicat, dont le siège social est d'ailleurs
à New York... Peut-être n'a-t-on pas intérêt à New York à ce que les musiciens
de l'OSM accèdent aux demandes de la partie patronale, parce que ça pourrait
changer les règles du jeu en Amérique du Nord... De plus, M. Béliveau m'a dit
en direct à la radio de Radio-Canada le printemps dernier, après que le
président de la Guilde eut demandé ma tête, qu'il trouvait le geste regrettable
et il a ajouté « On vous aime Madeleine ! »... Alors je ne sais pas ce qui a pu
se passer depuis pour qu'il change d'idée comme ça à mon égard et aussi envers
M. Bouchard, qu'il avait pourtant en très haute estime.
LSM : Quels sont les points sur lesquels ça accroche
particulièrement ?
MC : Parlons des enregistrements. Les
musiciens veulent conserver le statu quo, soit le recording agreement
actuel. Mais ils n'ont pas fait un disque depuis cinq ans avec cette clause !
Les maisons de disques ne veulent plus payer. Nous leur demandons de faire les
enregistrements dans le cadre des 20 heures de travail déjà prévues à leur
contrat en majorant leurs cachets de 25 % pour les heures d'enregistrement et
nous proposons aussi un partage des royautés. Que peuvent-ils perdrent dans ces
conditions ? Nous ferions au moins des disques et nous existerions sur le
marché international... C'est un point majeur, les disques sont précurseurs des
tournées, ils créent la demande... Donc : pas de disque, pas de tournée, avec
46 semaines de concerts à Montréal, épuisement du public, etc. C'est un cercle
vicieux, celui dans lequel nous sommes pris depuis cinq ans, soit depuis que
cette convention a été signée en 1999, avant mon arrivée. Nous n'avons fait
depuis qu'une seule tournée, en Allemagne (un désastre financier), et aucun
disque. Il me semble assez clair que la convention n'est pas adaptée à nos
besoins. Avant, lorsque les musiciens enregistraient des disques, ils le
faisaient en surplus de leurs 20 heures habituelles de répétitions et de
concerts. Donc, pour trois ou quatre enregistrements par année, ils faisaient
plus de leurs 20 heures par semaine et étaient rétribués à temps et demi pour
ces heures supplémentaires. Nous voulons les faire travailler à l'intérieur des
20 heures prévues et M. Béliveau nous accuse de mettre en danger la santé des
musiciens... En ce qui concerne notre demande d'obtenir, lors d'une tournée, la
possibilité de voyager durant une journée de congé, nous souhaitons le faire...
deux fois durant les cinq ans de la convention... Je ne pense pas que ça puisse
vraiment mettre la santé des musiciens en danger.
LSM : Quel est alors votre scénario idéal ?
MC : Bien sûr, nous ne tenons pas à annuler
la saison; si notre public ne vient pas au concert, il trouvera d'autres
activités culturelles et pourrait modifier ses habitudes à notre égard. Je ne
suis pas inquiète pour le noyau dur des mélomanes, mais si nous augmentons
notre public de plus ou moins 10 % chaque année, c'est que nous touchons
d'autres amateurs. Si on arrête de leur offrir ce qu'ils cherchent, ils le
trouveront ailleurs: opéra, ballet, Orchestre Métropolitain, etc. Alors, oui,
le scénario idéal consiste à démarrer la saison à la date prévue.
LSM : Lorsque ça repartira, il faudra maintenir le
renouvellement du public pour payer la nouvelle entente et arriver à combler le
déficit...
MC : C'est certain que Kent Nagano est un
atout dans le facteur de renouvellement du public. Le départ de Charles Dutoit
nous a causé un choc; cette année-là, nous avons perdu 15 % de nos abonnés...
Nous avons fini par les récupérer petit à petit et même à dépasser ce que nous
avions à son départ. Alors, l'effet Nagano est important, mais il fait aussi
partie de notre début de saison...
LSM : Comment voit-il les choses ?
MC : Nous ne l'impliquons pas dans la
négociation. Il sera directeur musical à la saison débutant en septembre 2006
et, bien sûr, il souhaite que les choses se règlent et que le contrat de
travail en vigueur lorsqu'il prendra pleinement son poste lui permette
d'enregistrer et de tourner. C'est dans ce sens-là que nous travaillons.
LSM : Mais si ses programmes prévus en octobre étaient
annulés ?
MC : Il sera sans doute très déçu... Comme il
l'aurait été en avril dernier si les musiciens avaient maintenu leurs moyens de
pression (le port d'un chandail rouge), parce que nous étions prêts à annuler.
Il était prévenu de cette possibilité et il était déçu, mais il n'avait pas le
choix de se ranger à notre décision. Reste à voir combien de temps il pourra
accepter de le faire... C'est le risque que nous encourons, mais je le répète:
nous sommes condamnés à réussir... Le contrat que nous devons signer porte sur
cinq ans, mais il est rétroactif pour deux ans et se terminerait donc le 31
août 2008. À cette date, selon les demandes des musiciens, notre masse
salariale aurait augmenté de 85 %... Parce qu'au-delà des 49 % d'augmentation
de cachet qui sont demandés, il y a un augmentation de notre contribution au
fond de pension des musiciens de 2 %, une majoration des primes d'ancienneté de
100 %, une semaine de vacances de plus pour la section des cordes et, une
nouveauté, nous devrions offrir une prime de rétention de 4 000 $ à chaque
musicien à tous les cinq ans. Lorsque l'on additionne tout ça, on arrive à une
augmentation de 85 % de la masse salariale... Elle est actuellement de 8 275
000 $; voici qu'elle serait à près de 15 M $ au 31 août 2008. Depuis 1996,
notre budget a augmenté de 35 % et il augmente de façon régulière. Le taux de
croissance à Montréal est entre 1,5 et 2 %, tandis que celui de l'OSM est de 3
%. Dans trois ans, nous aurions donc augmenté notre budget de 9 % et notre
masse salariale de 85 %... Nous devrons fermer bien avant ça ! Nous sommes donc
condamnés à réussir... *
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