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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 8

Portrait de l’artiste en avant-gardiste Anthony Braxton à 60 ans

Par Marc Chénard / 14 mai 2005


Parmi les grosses pointures conviées au FIMAV cette année (voir le survol du festival à la page 30), le retour d’Anthony Braxton après plus de douze ans d’absence sera des plus vivement attendus par le public. Et, le hasard faisant bien les choses, il sera de passage chez nous à trois semaines de son soixantième anniversaire (le 4 juin prochain). Professeur titulaire à l’Université Wesleyan au Connecticut et directeur d’une fondation privée destinée à promouvoir sa musique, la « Tri-Centric Foundation », M. Braxton est de ceux qui n’ont jamais cessé de susciter des controverses, autant chez les musiciens, les critiques que les avertis. De prime abord, un saxophoniste américain noir qui se dit influencé par Schoenberg, Stockhausen, Paul Desmond, Warne Marsh et Jimmy Giuffre s’expose tout de suite à des médisances. Valoriser des compositeurs européens et des représentants du cool jazz (blanc) ne peut être vu que comme suspect au sein de sa propre communauté (ce qui ne le dérange d’aucune manière). D’autre part, cela ne cadre pas du tout avec les attentes (ou préjugés) de la majorité blanche à l’égard des artistes noirs. Il ne faut cependant pas se limiter à cette généralisation, puisque Braxton revendique aussi bien l’influence de Charlie Parker (voir chronique de disque dans cette section), Sun Ra ou Coltrane.

Musicien que l’on pourrait qualifier de marginal parmi les marginaux, Braxton est certes l’un des plus problématiques qui soit, ce qui fait de lui une cible toute désignée pour les chroniqueurs. Combien de fois a-t-on moqué ses habiletés de saxophoniste, ses aptitudes à négocier avec la construction harmonique des standards, ou encore ses compositions aux titres graphiques fantaisistes? Pourtant, contre vents et marées, Braxton persiste et signe moult parutions discographiques (le plus souvent en coffrets doubles). Prolifique (et c’est peu dire), ce multi-instrumentiste, compositeur, concepteur et penseur est l’auteur d’une oeuvre protéiforme qui s’étale du solo absolu jusqu’aux grandes formations (dont des oeuvres pour 160 musiciens et une pour 100 tubas !), et qui inclut un cycle (en chantier) de pas moins de 36 opéras en un acte et des relectures de standards du jazz. En un mot, aucune idée n’est à l’abri de ce touche-à-tout musical.

Dès son entrée en scène en 1967, il ne manqua pas d’en surprendre plus d’un. Ainsi, avec « Three Compositions of New Jazz » (Delmark), il proposait un trio jusque là inédit en jazz : outre lui au saxo, il y avait Leroy Jenkins au violon et Leo Smith à la trompette. Sans instrument harmonique ni rythmique, l’amateur de jazz était plongé dans un univers méconnaissable. Plus radical encore, son disque suivant, « For Alto » (Delmark), en 1968, était une autre première : un double album vinyle en solo absolu. S’exilant en France l’année suivante, il suivit bon nombre de ses collègues afro-américains (dont les membre du Art Ensemble de Chicago, formation emblématique du collectif AACM — Association for the Advancement of Creative Musicians —, dont Braxton fut l’un des premiers membres). Bien que le climat politique de l’après-mai 68 accueillait à bras ouverts le radicalisme noir, Braxton, lui, s’intéressait moins à de telles questions idéologiques et sociales qu’à des préoccupations plus purement esthétiques, voire philosophiques. Sur cette période française, il a d’ailleurs déjà dit en boutade qu’il comprenait pourquoi l’existentialisme s’était manifesté là.

Durant la nouvelle décennie, sa vision musicale s’étendait sur plusieurs plans à la fois : la pratique du solo absolu (à laquelle il revenait régulièrement), des petites formations aux apparences jazz mais au répertoire oscillant entre le free éclaté et des compositions nourries de techniques d’écriture contemporaines, des grandes formations de type big-band qui se promenaient entre le jazz, la fanfare et le collectif d’improvisation totale. Outre une poignée d’irréductibles fans, sa musique était résolument hors-courant avec la tendance dominante de la musique électrifiée du temps. Largement ignoré en Amérique, Braxton était pourtant salué en Europe et était régulièrement la tête d’affiche des festivals spécialisés (Moers en Allemagne, Willisau en Suisse, pour ne nommer que ces deux-là.)

Un autre jalon important pour lui est la formation de son quartette avec Marilyn Crispell (piano), Mark Dresser (contrebasse) et Gerry Hemingway (batterie) en 1984, qui a été l’un des groupes les plus marquants de cette période. En dix ans, cet ensemble a laissé des témoignages importants, dont trois disques doubles sur l’étiquette Leo (documentant la tournée britannique de 1985). Plus près de chez nous, ce quartette joua également à Victoriaville en 1992, et le disque « Victoriaville 1992 » contient sa seule interprétation (étonnante d’ailleurs) d’une pièce autre que celles conçues par Braxton, en l’occurrence Impressions de Coltrane).

Bien que sa propre musique reste au coeur de ses préoccupations (abondamment décrites dans ses volumineux écrits, tels les Composition Notes ou les Tri-Axium Writings), Braxton n’a jamais négligé le répertoire standard du jazz, y revenant constamment au fil des ans. De l’autre côté de la médaille, sa musique antérieure, basée sur des structures modulaires dans lesquelles les musiciens pouvaient superposer ou interchanger des compositions au gré de leur inspiration et improviser à tout moment, a évolué vers une nouvelle tendance, la « Ghost Trance Music » (GTM). Ici, Braxton couche des guirlandes de notes sur des portées sans les armatures ou clefs habituelles, créant une polytonalité entre instruments transpositeurs. Musique qui ne swingue pas, du moins dans le sens courant du terme, elle est pourtant dotée d’une pulsation bien définie qui, elle, peut se dissoudre à n’importe quel moment au gré des improvisations des instrumentistes participants, quitte à refaire surface en cours de route (les compositions pouvant durer entre 15 et 70 minutes).

Outre sa prestation en duo avec le guitariste fétiche du FIMAV Fred Frith, offerte en première mondiale, Anthony Braxton sera aussi sur scène avec un tout nouveau sextette constitué de ses jeunes protégés. Fort d’une tournée européenne le mois dernier, l’ensemble sera bien rodé (s’il n’oublie pas d’apporter ses partitions, comme cela lui est déjà arrivé). Quant à savoir de quoi au juste il s’agira, difficile à dire, car en chat maintes fois échaudé, le monsieur évite le plus possible les contacts avec les médias. Quoi qu’il en soit, ses partisans le savent déjà, il sera toujours fidèle à lui-même, en nous offrant une nouvelle proposition tout aussi inédite qu’inouïe.

Cinq pistes d’écoute

For alto
Delmark 410 (1967, réédition 2000)

One in Two Two in One — Duo en concert avec Max Roach (1979)
hatOLOGY (Réédition 2004)

Victoriaville 1992
Les disques VICTO (1992)

four compositions (GTM)
Delmark (2000)

23 Standards Quartet (2003)
Leo CDLR 402-405 (coffret 4 CD)


(c) La Scena Musicale 2002