Lorraine Desmarais – En deux temps, trois mouvements Par Marc Chénard
/ 9 avril 2005
English Version... 1er mouvement : L'entrevue
Musicienne
dont la réputation n'est plus à faire chez nous, Lorraine Desmarais est une
véritable icône de la scène jazzistique québécoise. Bien que de formation
classique, cette pianiste émérite s'est toutefois frottée à la musique pop en
début de carrière, dans les années précédant sa grande percée en 1984,
lorsqu'elle remporta le premier prix au concours annuel du Festival
international de jazz de Montréal (FIJM). Depuis cette date, elle a été
récipiendaire de trophées Juno et Félix pour ses enregistrements, sans oublier
le prix Oscar Peterson du FIJM en 2002, prix arborant le nom de la plus célèbre
de toutes les étoiles au firmament du jazz canadien, dont l'anniversaire (15
août) est, ô coïncidence !, le même que celui de Lorraine.
Pour celle-ci, la dernière année a certes été une des
plus satisfaisante de sa carrière. En mars 2004, elle était au centre du
spectacle « Elles jazzent » avec quatre de ses consœurs canadiennes, concert
couronné par le prix Opus « Concert de l'année, jazz et musiques du monde » au
gala de février dernier. Sept mois plus tôt, elle a connu l'un des faîtes de sa
carrière lorsqu'elle a partagé la scène avec Chick Corea durant l'édition du
25e anniversaire de notre vénérable FIJM. L'œil tout pétillant, elle parle,
avec grande admiration, tant du concert que de celui qu'elle qualifie comme son
« idole ».
Comme tout artiste de renom, Lorraine Desmarais est à
l'affût de nouveaux défis, et elle s'est lancée dans un projet de grande
envergure, soit la mise sur pied de son propre big band. Totalisant 16
musiciens, cet ensemble, qui regroupe le gratin de la scène locale,
interprétera en avril douze compositions de la pianiste, dont quatre inédites,
le tout savamment orchestré de sa propre plume... ou de son clavier
d'ordinateur, devrait-on dire. Rencontrée par un après-midi frisquet de mars,
elle signale toutefois que l'expérience de jouer en grande formation ne lui est
pas étrangère ; ce qui est nouveau pour elle, en revanche, c'est de cumuler les
tâches de compositrice et d'arrangeure. « En 1998, j'ai tourné dans le
mid-ouest américain avec Diva, poursuit-elle, un big band entièrement féminin
avec lequel j'ai réalisé un disque (sur étiquette Arbors Jazz). Même si je
n'étais qu'interprète, l'idée était là : il fallait que je fasse mon propre
projet d'orchestre. » D'autres expériences suivirent, d'abord comme soliste
invitée du Montréal Jazz Big Band dans un programme de musiques latines, puis
au congrès des éducateurs de jazz à Toronto en 2002, où elle s'est produite
avec le Vancouver Ensemble of Jazz Improvisation (VEJI) du tromboniste Hugh
Fraser.
Profitant d'une année sabbatique à l'institution où
elle enseigne, elle s'est donc investie corps et âme dans ce projet qui sera
dévoilé en concert au Nouveau Club Soda le 14 de ce mois. Cela dit, le fait
d'écrire pour grand ensemble n'est pas chose donnée en soi. « Avant de
commencer, j'ai écouté bien des disques, pas trop mais juste assez, et dans le
lot j'ai été particulièrement attirée par le magnifique travail de gens comme
Bob Brookmeyer ou Maria Schneider. Par ailleurs, j'ai aussi consulté les deux
personnes les plus connaisseuses dans le domaine, notre Vic Vogel national bien
sûr, mais aussi Richard Ferland, à l'Université de Montréal, ce dernier étantle
véritable expert en ce qui a trait aux subtilités techniques de l'arrangement.
» Par-delà les exigences liées à ce type de travail, la pianiste estime que
cette expérience lui a permis de voir la musique sous d'autres angles. « Durant
les derniers mois, par exemple, j'ai appris l'importance de la respiration. Je
peux bien jouer sans arrêt, mais on ne peut écrire de trop longues phrases pour
un trompettiste, ou encore un tromboniste, sinon on les brûle. De cela, j'ai
retiré quelque chose sur l'importance de l'économie. »
Comme tout musicien qui se consacre pleinement à la
composition, Lorraine Desmarais a dû mettre un peu de côté la pratique de son
instrument, mais ce congé sera de courte durée, nous assure-t-elle. En effet,
dans la semaine suivant sa nouvelle première, elle se rendra en Europe pour se
produire en soliste avec l'Orchestre symphonique d'Espagne, jouant l'une de ses
compositions, Love (pièce-titre de son dernier disque), ainsi que la
célèbre Rhapsody in Blue de Gershwin, une de ses pièces fétiches.
Bien que jazzwoman à part entière, elle apprécie
beaucoup travailler avec les musiciens classiques, que ce soit avec des
orchestres symphoniques ou avec de petits ensembles, comme ce fut le cas pour
son précédent disque, « Blue Silence », alors que son trio de longue date (avec
Frédéric Alarie à la contrebasse et Camil Belisle à la batterie) était
accompagné de quatre vents de l'OSM. Puisque ses racines sont dans le
classique, le mariage entre ce genre et le jazz ne lui pose pas problème; pour
elle, il suffit de reconnaître les forces des uns et celles des autres, puis de
les utiliser à bon escient.
Dans les semaines suivant son escapade ibérique, elle
se produira de nouveau chez nous dans le cadre de Maestra, événement qualifié
de « premier rendez-vous international des créatrices en musique ». Le 7 mai
prochain, au Spectrum de Montréal, elle partagera la scène avec la pianiste
américaine Jo Anne Brackeen. Ayant déjà joué ensemble lors d'une édition
antérieure du FIJM, ces deux dames présenteront un panorama historique de
pièces composées par des femmes du jazz, allant de Mary Lou Williams jusqu'à
des titres de leur cru. Qui plus est, Lorraine la compositrice sera aussi
présente à cet événement, car sa Sonate pour flûte et piano (aux saveurs
jazzées) sera interprétée par Lise Daoust et Louise Bessette.
Au moment de la parution de cet article, Lorraine et
son big band seront en pleine répétition. Puisqu'elle n'a pas publié
d'enregistrement depuis trois ans (elle avoue être « back-order » dans ce
département), faut-il supposer que ce concert deviendra un disque? Pour le
moment, elle n'est pas prête à se commettre, préférant plutôt voir (et surtout
entendre) les résultats de cette soirée. Nouveau chapitre dans la carrière de
Lorraine Desmarais ou expérience passagère ?... Ça reste à voir, mais elle nous
promet une chose : « Je suis sûre d'avoir trouvé ma couleur et ceux qui
viendront m'entendre le sauront, que c'est bien Lorraine. »
2e mouvement : Le test d'écoute
Lorraine
Desmarais a bien voulu se soumettre à un test d'écoute. Cinq pièces de
différentes époques et réalisées par des grandes formations lui ont été
soumises sur un CD-R. Aucune information ne lui a été fournie sur les titres
choisis. Ses réponses ont été transmises par courriel. Les plages 3, 4 et 5
forment une mini-suite et ne comptent que pour une sélection.
1. Duke Ellington Amad (1964) Far East Suite (RCA
Bluebird)
2. Carla Bley Walking Battery Woman (1980) Selected
Recordings (ECM)
3. 4. 5. Bob Graettinger City of Glass (version 1947)
Ebony Band, dir. Gunther Schuller (1991) (Channel Classics)
6. Barry Guy (Barry Guy New Orchestra) Tableau IV
(1998) Inscape-Tableaux (Intakt)
Solistes : Barry Guy, contrebasse, et Marilyn Crispell, piano
7. Jean Derome Vancouver Vamp (2000) Rub Harder (les
Disques VICTO) Hard Rubber Orchestra de Vancouver, direction John Korsrud
Soliste : Ross Taggart
3e mouvement : Les commentaires
1. L'orchestration des saxophones soutenus par un
swing indéniable n'est pas sans nous rappeler la couleur Jungle ellingtonienne.
Libéré de la tyrannie des accords, le discours de l'orchestre est soutenu par
une pédale qui domine toute la pièce. Cet ostinato scandé par une section
rythmique solidement scellée apporte une touche modale qui projète l'auditeur
en état de transe, ce qui n'est pas sans nous rappeler les origines africaines
du jazz.
2. Un thème qui fait écho de fanfare « swinguée »
soudée à une section rythmique, où l'arrangement prédominant prépare l'arrivée
d'un solo de Hammond B-3 légèrement bluesy. Les soli de trompette, de
saxophone et de trombone tentent désespérément des épisodes improvisés et sont
constamment appuyés par un orchestre qui carbure aux nombreuses ponctuations
rythmiques jusqu'au retour du thème initial.
3. 4. 5. Contraste !... Nous sommes transportés dans
un univers orchestral de dimension symphonique avec cordes, où il y a un goût
prononcé pour les dissonances et un attrait pour les rythmes à contretemps. Les
cordes, qui exploitent avec brio toutes leurs ressources, démontrent tantôt un
lyrisme éloquent, en alternance avec des irruptions de pizzicatos subtils... La
deuxième pièce est marquée d'une sonorité du jazz américain alliée à la
polytonalité européenne, d'où émerge soudainement un passage « swingué » fort
éphémère. Le dernier mouvement a un élan de rythmes exotiques et des
colorations percussives latino-américaines, et évolue à travers un climat
harmonique subtil et moderne où règne l'esprit du jazz... particulièrement au
moment de l'œuvre où le big band éclate dans un swing brillant et majestueux
qui transporte l'auditeur dans un éblouissement grandiose.
6. Un dialogue constant et intense émane de
l'atmosphère intimiste de ce trio conventionnel. Jeu de cymbales éthéré, piano
sobre, mais combien expressif, contrebasse lyrique qui se détache subtilement
pour nous livrer un solo exploitant maintes facettes d'un jeu de cordes
dramatique... Puis, tel un requiem, les cuivres, le jeu arco d'une corde
basse et celui fort subtil des cymbales viendront clore cette aventure
poétique.
7. Toujours cet élan de swing... Un long solo de
saxophone au langage moderne émerge à travers une orchestration ingénieuse et
combien efficace. Le déroulement de la pièce, basée sur un seul accord, lui
confère un caractère méditatif et quasi obsessionnel de plus en plus accentué
avec les interventions éventuelles de la trompette et des cordes en symbiose
absolue avec l'orchestre.
3
avril, 20 h
Lorraine Desmarais solo
série « Jazz et Justice »
Église unitarienne de Montréal
514 251-1777
14 avril, 20 h
Lorraine Desmarais Big Band
Nouveau Club Soda, Montréal
514 286-1010, poste 200
7 mai
Dames du jazz – Histoire du jazz au féminin
Mimi Blais, Lorraine Desmarais, Jo Anne Brackeen,
Grégory Charles et Les Voix Boréales
Spectrum, Montréal
514 525-1545
English Version... |
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