Prendre la pilule qui fait bien jouer ? Lumière sur les béta-bloqueurs Par Laurier Rajotte
/ 16 mars 2005
S'il
y a un grand tabou chez les interprètes en musique, c'est bien celui d'admettre
les faiblesses de son propre corps. En surface, aucun n'a de douleur, aucun
n'est stressé, bref on est à toute épreuve. Dans le milieu archi-conservateur
des interprètes, on laisse sous-entendre que si on a des douleurs, c'est qu'on
a une mauvaise technique et que si le stress devient incontrôlable en situation
de performance, c'est qu'on n'est pas fait pour le métier. De tels jugements
peuvent mener certains musiciens à prendre des moyens extrêmes pour régler le
problème. Parmi ces moyens, pour pallier les effets négatifs du trac, nous
retrouvons l'usage d'un médicament de type béta-bloqueur. Les études et les
articles scientifiques démontrent que ce médicament est bel et bien utilisé
dans le milieu musical et ma propre expérience de quelque six années dans les
facultés de musique et autres stages musicaux m'a fait constater que personne
ou presque ne connaît les implications de la prise d'un tel médicament. Dans
l'éventualité où vous auriez à prendre une décision sur l'utilisation d'un
béta-bloqueur, j'ai rencontré le docteur Marc-Jacques Dubois, intensiviste,
responsable de la recherche des soins intensifs médicaux et mixtes au Centre
hospitalier de l'Université de Montréal et violoncelliste dans ses temps
libres, afin de faire la lumière sur le tabou de la pilule magique.
Qu'est-ce que le béta-bloqueur
Le béta-bloqueur est un des médicaments les plus
prescrits sur le marché. Surtout connu pour traiter les gens atteints de
troubles cardiaques, « le béta-bloqueur diminue le système nerveux sympathique
responsable entre autre de la fréquence cardiaque et des effets physiques
reliés au stress » précise le Dr. Dubois. Il ajoute : « les béta-bloqueurs sont
également une thérapie couramment utilisée pour les cas de pathologie
psychiatrique de troubles anxieux sévères ». C'est donc une thérapie acceptée à
long terme ? « Oui, mais pris de manière aiguëe, c'est autre chose. »
Les effets du béta-bloqueur chez
l'interprète
La National Library of Medicine relève
seulement deux études sur l'utilisation des béta-bloqueurs chez les musiciens.
Après lecture, Dr. Dubois nous explique : « parmi un groupe d'étudiants en
musique, on constate clairement que le béta-bloqueur diminue l'anxiété reliée à
la performance, en comparaison au placebo et au tranquillisant qui détériore la
concentration. L'autre étude démontre que pris en petite quantité, le
béta-bloqueur améliore les performances par rapport au placebo, mais lorsque
pris en plus grande quantité, la performance diminue ». Lorsque vient le temps
d'évaluer une performance artistique, il y a toujours une part de subjectivité,
mais ces études ont malgré tout démontré que les béta-bloqueurs aident vraiment
à mieux performer.
Y a-t-il des effets secondaires aux béta-bloqueurs ? «
Ici, je souhaite vous raconter une anecdote que j'ai vécue, commence le Dr.
Dubois. Un jeune violoniste de 26 avait pris de l'Indéral, le béta-bloqueur le
plus utilisé, et devait donner un concert au Palais Royal de Bruxelles. Ses
bronches se sont complètement constrictées et il a fait un arrêt cardiaque.
Heureusement, il s'en est bien sorti, mais il aurait pu en mourir, ou garder
des séquelles neurologiques et rester dans un état végétatif persistant». Il
poursuit : « il y a peut-être des effets positifs, mais il peut y avoir des
effets négatifs très graves. Même s'ils sont rares, ils existent. En plus du
broncho-spasme, il est possible de faire un bloquage cardiaque, que
l'électricité ne passe plus au cœur ». Et en ce qui concerne les effets suite à
une utilisation à long terme ? « Pris de manière chronique, un des effets est
l'impuissance. Il y a aussi les céphalés, ces maux de têtes incessants. »
Prescription
Est-ce qu'un médecin peut prescrire un béta-bloqueur à
un musicien pour qu'il performe mieux ? Le Dr. Dubois affirme que « ce n'est
pas une indication acceptée. Ensuite, il en va du jugement du médecin, tout est
discutable. Le médecin a le droit de prescrire un béta-bloqueur s'il juge que
le trouble anxieux est très important. En théorie, ça prend une prescription
donc on ne peut pas en trouver sur les tablettes à la pharmacie. » Généralement
utilisé pour traiter des maladies, on comprend que la prescription d'un
béta-bloqueur pour pallier un problème de performance sur scène entre dans une
zone grise et qu'il est possible de contourner les indications.
Questions sociales, questions éthiques
« Au-delà des considérations médicales, la prise d'un
béta-bloqueur pour mieux performer devient une question de société, une
question d'éthique. Si c'est accepté, d'accord, mais il faut comprendre les
risques que cela implique. Un seul accident est un accident de trop pour
quelque chose qui n'était pas nécessaire à la survie. » Les musiciens qui
consomment des béta-bloqueurs se défendent en disant que la musique n'est pas
un sport de compétition et que si une pilule peut aider à produire de la
meilleure musique, tout le monde est gagnant. « Et pour continuer la réflexion,
nous dit le médecin, pourquoi ne prendrait-on pas tous des amphétamines pour
être encore plus performants ? Parce que les amphétamines ont des effets
secondaires graves. »
Vous êtes violoncelliste amateur, vous connaissez donc
les effets du stress sur une performance : mains moites, tremblements, souffle
court, etc. Croyez-vous qu'il est intéressant d'éliminer ces effets chez
l'interprète ? « À mon humble avis, non. Quand on va au concert, on sent
parfois cette nervosité et on entend les deux notes ratées dans l'arpège. Mais
je trouve que c'est la beauté de la chose, c'est ce qui fait que la musique est
humaine. » Il faudrait en effet rechercher la musique plutôt que la perfection.
«C'est sûr que si la situation devient invivable pour le pauvre musicien et que
sa vie est un calvaire, il faut peut-être considérer les options, mais il ne
faut pas oublier qu'il y a d'autres alternatives non pharmacologiques pour
gérer son stress. » Que pense le docteur Dubois de ceux qui prendraient des
béta-bloqueurs pour des situations bien précises, comme ces épouvantables
auditions pour entrer dans un orchestre professionnel ? « On peut se demander
si le problème est le stress ou le contexte de l'audition. Je ne veux pas
porter de jugement, car c'est un contexte que je ne connais pas, mais je reste
convaincu que ce n'est pas nécessaire à la survie. »
« Si je peux faire un parallèle avec un milieu que
je connais bien, la médecine, il y a plusieurs conférenciers de haut niveau qui
en prennent. C'est peut-être un outil à considérer, maisencore une fois, il
faut comprendre les risques. » En somme, le béta-bloqueur est un médicament et
son utilisation doit se faire en dernier recours. « Il faut retenir que la
prise de ce médicament n'est pas banale. Il s'agit de ralentir sa fréquence
cardiaque et de ralentir son système sympathique, celui-là même qui est
responsable de nous maintenir en vie. » laurajotte@yahoo.fr
|
|