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La Scena Musicale - Vol. 10, No. 6

André Laplante—L'atteinte de l'équilibre

Par Lucie Renaud / 16 mars 2005

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Si La vie de Liszt – compositeur auquel André Laplante a beaucoup été associé – est un roman, celle du pianiste canadien est imprégnée de la sueur et du sang du geste quotidien. Profondément enraciné dans le terreau fertile et meuble de l'existence, son parcours a été ponctué de joies, certaines éphémères, d'autres profondément durables. Des choix artistiques parfois délicats à faire mais essentiels à sa croissance se sont greffés au fil des ans. Le plaisir renouvelé de partager son amour du répertoire, avec le public d'abord et depuis plusieurs années avec les pianistes de demain, reste le point d'ancrage de ce périple atypique. André Laplante assume aujourd'hui avec philosophie les décisions qui l'ont mené, au mitan d'une cinquantaine sereine, au faîte de ses capacités musicales. Ces mêmes questionnements qui l'ont hanté lui permettent maintenant d'interpréter avec autant de plaisir et de facilité les romantiques que Mozart et de réaliser la chance qu'il a maintenant d'avoir osé viser l'équilibre des styles et des genres sans y perdre sa personnalité.

Né à Rimouski, André Laplante a abordé l'instrument, comme beaucoup d'autres musiciens de sa génération, chez les religieuses. La famille se transplante quelques années plus tard en banlieue de Montréal, ce qui lui permet de poursuivre sa formation musicale à l'École Vincent-d'Indy, notamment avec la réputée Yvonne Hubert. « L'adaptation a été difficile, se rappelle-t-il aujourd'hui. J'arrivais à quatorze ans dans un milieu professionnel. Les professeurs ont alors trouvé que j'avais une belle facilité, que je pouvais jouer beaucoup de choses et m'ont proposé Liszt, Rachmaninov, un peu dans une recherche du sensationnel. » Il poursuit ses études à la Juilliard School de New York avec Sascha Gorodnitzki et à Paris avec Yvonne Lefébure. Un concert reste brûlant dans sa mémoire : « J'adorais Gilels. Je me souviens d'un récital à Paris où il avait commencé avec la Sonate K. 533 de Mozart. Je n'oublierai jamais cette espèce d'arc-en-ciel de possibilités tellement incroyable. Gilels était capable de faire un son extrêmement piano qui venait vous chercher dans la salle. Il avait ce qu'il y avait de mieux pour l'école russe mais en même temps, une telle finesse dans Mozart, une étendue tellement géante. C'était comme de traverser la mer en un soir. »

Même s'il ressent déjà l'appel des classiques qu'il a jusqu'alors peu fréquentés -- « J'ai appris à l'envers d'une certaine façon », explique-t-il -- il poursuit son périple qui sera ponctué des inévitables concours internationaux. Il se fait la main au Concours Jacques-Thibaud en 1973, réitère à celui de Sydney en Australie en 1977 pour finalement arracher devant 91 pianistes la convoitée médaille d'argent au Concours Tchaïkovski de Moscou l'année suivante. Cette victoire le propulse sur la scène internationale et on lui appose presque aussitôt l'étiquette de « pianiste romantique » qui devait lui coller à la peau pendant plusieurs décennies. « Quand on gagne le Tchaïkovski, on ne peut pas s'en sortir, accepte-t-il aujourd'hui, mais j'aimerais mieux être identifié comme musicien. » Concerts au Canada, aux États-Unis (notamment au Carnegie Hall), en Europe et en Orient (dont une importante tournée à l'invitation du gouvernement de la République populaire de Chine) se multiplient, la critique louant sa virtuosité, sa « vigoureuse intensité romantique » (Chicago Tribune) mais aussi son « rare instinct pour la poésie » (The Guardian).

Il sent déjà que la carrière musicale telle qu'elle est pratiquée généralement ne le convainc pas complètement : « J'adore les pianistes du tournant du siècle, Kempff ou Gieseking dans Debussy, par exemple. Ce n'était pas techniquement parfait. Les avancées technologiques ont semé la confusion quant à la perfection. Les cd sont devenus de petits cadeaux parfaits. Pour les artistes qui croient encore à la nécessité de jouer, il y a des choix clairs à faire. Certains choisiront une beauté plus plastique, plus technologique, et d'autres, dont je suis, décideront de s'impliquer un peu plus. Cela m'a peut-être pris plus de temps à me développer de cette façon mais il faut garder un équilibre et conserver son énergie pour les bonnes choses. C'est difficile d'évoluer en tant qu'artiste, d'avoir le temps de travailler sur ses besoins et de réconcilier le tout avec l'horaire des concerts. Il aurait fallu que je fasse beaucoup de répertoire russe, romantique, post-romantique, du xxe siècle. J'adore ce répertoire-là mais j'avais besoin d'une assise. » Il quitte alors un gros management, Columbia Artists, pour une représentation personnelle et accepte d'investir un nombre considérable d'heures dans ce répertoire délaissé, d'en découvrir les gestes, les codes, les subtilités, de valider ses impressions auprès de pianistes associés à ce type de répertoire, de prendre le temps de s'adapter.

Les invitations se font moins fréquentes mais il persiste dans sa démarche. Les résultats sont éloquents. En janvier, il jouait avec le Toronto Symphony Orchestra le Concerto K. 271 et le Concerto pour trois pianos de Mozart : « Avec Mozart, il faut imaginer la cour, la perruque, avoir le mot d'esprit, poser le bon geste et sa musique en est la représentation. Il faut trouver le bon dosage entre l'objectivité et la subjectivité. Il y a quelques années, je pensais que je ne pourrais jamais m'adapter à ce style-là mais je me suis rendu compte que je pouvais le faire. La barre était très élevée mais, honnêtement, j'ai joué ces concertos et je ne me suis jamais senti aussi bien, spontané. Cela a été sans aucun doute l'une des meilleures fins de semaine de ma vie ! » Des pianistes renommés présents ce soir-là en sont restés renversés.

Cette quête perpétuelle, André Laplante la partage aussi avec quelques jeunes pianistes, reçus dans son studio ou croisés lors de classes de maître dans les conservatoires et les universités. « Il y a deux qualités qui vont de pair pour un pianiste, soutient-il : le talent et la curiosité. Je ne suis pas très possessif, j'encourage mes étudiants à jouer pour d'autres, à prendre des idées avant de revenir et d'en discuter; 85 % de ce qui se passe sur scène vient de l'intention qu'on en avait avant. Si vous avez l'intention de faire un autre beau petit concert parfait, on entendra un autre beau petit concert parfait. Tout dépend de la recherche, de la façon dont on a travaillé, des questions que l'on s'est posées... Plus on se pose des questions, plus on se dégage d'une certaine peur de jouer et les choses deviennent plus claires. C'est pour cela que j'aime être là comme guide. » Le pianiste Tristan Lauber, qui continue de profiter des conseils d'André Laplante à l'occasion, en parle avec affection : « C'est un musicien sincère, généreux et sans artifice, très inspirant parce qu'il n'arrête jamais de rechercher. Il voit toujours le verre à moitié plein et commence toujours par mettre l'étudiant à l'aise. Peu importe où j'en étais rendu dans mon apprentissage d'une œuvre, je suis toujours ressorti de ces rencontres plus motivé et inspiré que quand j'étais entré. »

Il est également important pour Laplante d'unifier corps et esprit : « Quand j'étais jeune pianiste, on m'a montré à être un esprit, mais on avait oublié le corps. Il faut apprendre comment canaliser l'énergie sinon il y a une certaine peur qui se développe. Il y a l'obsession du clavier, des doigts, de ceci, de cela, et à un moment on ne s'écoute plus. Au concert, il faut avoir la confiance d'aller devant un public et de respirer, de présenter des idées et des émotions claires, parce que nous ne sommes pas des bêtes de logique. Nous pouvons mettre de l'ordre dans des choses mais ne pouvons pas contrôler ce que nous sommes : des bêtes émotionnelles. »

Cette fusion, il la retrouve dans le jeu du pianiste Richard Goode : « Pourquoi Richard est-il capable de jouer la Fugue de l'Opus 106 de Beethoven, proprement injouable? Parce qu'il entend le phrasé qu'il veut faire et le transmettra avec clarté. Richard n'a jamais été une superstar, il a toujours été le musicien des musiciens, parce qu'il sait exactement ce qu'il fait et qu'il est tellement branché dans la musique. C'est ce que je voulais faire, c'est ce que je voulais devenir, j'admire beaucoup ce genre de parcours. » Sans le savoir, en évoquant Laplante, Tristan Lauber lui rendra un hommage similaire : « C'est le pianiste des pianistes. Il possède l'un des plus beaux sons au piano et reste l'un des meilleurs représentants de ce qu'était cette préoccupation d'une belle sonorité. »

Ce délicat équilibre entre ses deux pôles, Liszt et Mozart -- « mon Arctique et mon Antarctique » --, Laplante le contemple maintenant avec soulagement et fierté. Quand on lui demande comment il aimerait qu'on se souvienne de lui dans un siècle ou deux, il affirme : « D'abord, j'ose espérer que dans ma vie j'aurai beaucoup apporté aux gens au point de vue musique et enseignement. J'aimerais peut-être inspirer les gens à penser que je suis né à Rimouski, un petit bled, que je suis déménagé en banlieue, dans un autre petit bled, que j'ai appris un peu à l'envers, que je suis allé vers les classiques beaucoup plus tard, que cela n'a pas été facile, que j'ai eu des moments très creux, que je n'avais pas une carrière suivie mais qu'au bout du compte j'ai trouvé un équilibre et une joie incroyable à jouer. On peut toujours apprendre, être plus heureux, mieux communiquer. Je ne suis pas un héros, l'emploi ne m'intéresse pas, mais je veux que les jeunes comprennent que quand on fait ce qu'on veut, ça paye tout le temps. » Il s'agit de lâcher prise et de trouver son point d'équilibre.

André Laplante a été récemment fait Officier de l'Ordre du Canada. Il sera en concert à Montréal le 22 mars 2005 avec l'Orchestre symphonique de Montréal. Il interprétera le Concerto pour la main gauche de Ravel, un autre compositeur auquel il a beaucoup été associé. Info : http://www.osm.ca.

André Laplante donnera une classe de maître le 18 mars à 9 h. à la salle Gabriel-Cusson du Conservatoire de musique de Montréal (entrée libre).


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