Olivier Messiaen Par Isabelle Picard
/ 16 mars 2005
Compositeur,
organiste (titulaire durant plus de soixante ans de l'orgue de l'église de la
Trinité), ornithologue, rythmicien, Olivier Messiaen (1908–1992) est une
personnalité riche et unique de l'histoire de la musique. Définitivement
incontournable, il est un des rares compositeurs de la seconde moitié du 20e
siècle à être déjà considéré comme un « classique » et à avoir eu une telle
influence sur les générations suivantes. Son langage très personnel est reconnu
pour être coloré, poétique, évocateur d'une spiritualité forte, mais sa
démarche est proche de celle du scientifique, tant dans ses notations
rigoureuses des chants d'oiseaux que dans sa volonté de réunir ses théories
dans des traités : Technique de mon langage musical (deux volumes, 1944)
et le gigantesque Traité de rythme, de couleur et d'ornithologie, auquel
il a travaillé dès 1949 et dont le septième et dernier tome a paru en 2002.
L'importance de son apport à la musique a été souligné par de nombreux
honneurs, dont le plus impressionnant est peut-être le fait que l'on ait donné
son nom à une montagne de l'Utah (Mont Messiaen), le 5 août 1978 -- dans son
œuvre Des canyons aux étoiles (1971–74, pour piano solo, cor, xylorimba,
glockenspiel et orchestre de 40 musiciens), Messiaen rendait hommage aux
beautés naturelles de l'Utah.
Famille et influences
Olivier
Messiaen est issu d'une famille d'intellectuels et a baigné dès son enfance
dans un milieu culturel. Son père, Pierre Messiaen, était traducteur de
Shakespeare et professeur d'anglais. Il transmettra à son fils une grande
admiration pour le théâtre de Shakespeare, mais Olivier demeurera monolingue
toute sa vie. Sa mère, la poétesse Cécile Sauvage, a écrit le recueil L'âme en
bourgeon en référence à l'enfant qu'elle portait alors. Messiaen en
était fier et a même écrit la préface d'une réédition du recueil en 1991. Il a
également enregistré des improvisations à l'orgue inspirées par ces poèmes.
Au niveau de la « famille artistique », Messiaen la
décrit en 1944 ainsi : « Mes maîtres : Jean et Noël Gallon qui ont aiguisé en
moi le sens de l'harmonie "vraie", Marcel Dupré qui m'a orienté vers le
contrepoint et la forme, Paul Dukas qui m'a appris à développer, à orchestrer,
à étudier l'histoire du langage musical dans un esprit d'humilité et
d'impartialité. -- Ceux qui m'ont influencé : ma mère (la poétesse Cécile
Sauvage), ma femme (Claire Delbos1), Shakespeare, Claudel, Reverdy et Eluard,
Hello et Dom Columba Marmion (oserai-je parler des "Livres saints" qui
contiennent la seule "Vérité" ?), les oiseaux, la musique russe, le
génial "Pelléas et Mélisande" de Claude Debussy, le plain-chant, la rythmique
indoue, les montagnes du Dauphiné, et enfin tout ce qui est vitrail et
arc-en-ciel. -- Mes interprètes les plus dévoués : Roger Désormière (chef
d'orchestre), Marcelle Bunlet (cantatrice), Etienne Pasquier (violoncelliste),
Yvonne Loriod (pianiste). » (Messiaen, Technique de mon langage musical,
p. 4)
Guerre
Peu
après le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale, en 1939, Olivier
Messiaen est appelé au service militaire. Il est fait prisonnier et passe deux
ans dans un camp de prisonniers, au Stalag VIII A, à Görlitz, en Silésie. C'est
là, durant l'hiver 1940–1941, qu'il compose son Quatuor pour la fin du temps
pour piano, clarinette, violon et violoncelle, écrit pour lui-même (au piano)
et trois autres musiciens prisonniers du même camp (le violoncelliste Etienne
Pasquier, le violoniste Jean Le Boulaire et le clarinettiste Henri Akoka). La
première exécution eut lieu dans le camp, le 15 janvier 1941, devant un
auditoire constitué de prisonniers. Composée de huit mouvements et d'une durée
totale de plus de 40 minutes, c'était alors l'œuvre la plus ambitieuse qu'il
ait écrite et elle reste sa seule pièce de musique de chambre de cette
importance. Messiaen a été rapatrié au printemps 1941.
Enseignement
En 1942, Messiaen est nommé professeur au
Conservatoire de Paris, où il enseigne d'abord l'harmonie, puis l'analyse
musicale, l'esthétique et le rythme, et à partir de 1966 la composition. Après
la guerre, il donne également des cours au Berkshire Music Center de Tanglewood
(1948) et à Darmstadt (1950-1953). Il a eu une énorme influence sur deux
générations de compositeurs. Les jeunes qui voulaient une formation dans le
domaine de la musique nouvelle allaient vers lui. Parmi ses élèves, Pierre
Boulez, Stockhausen, Xenakis, Serge Nigg, Yvonne Loriod, Barraqué, Murail,
Georges Benjamin. En 1978, la politique d'âge du Conservatoire l'oblige à
prendre sa retraite.
Couleur
Messiaen a souvent parlé du fait qu'il percevait
intérieurement des couleurs lorsqu'il entendait ou imaginait de la musique. Par
exemple, l'accord de la majeur avec 6te ajoutée est pour lui couleur bleu de
Chartres. Fortement inspiré par les vitraux, Messiaen cherche donc à traduire
des complexes de couleurs en musique. Il a rencontré le peintre suisse Charles
Blanc-Gatti, atteint de synopsie (trouble de la perception sensorielle dans
lequelle on perçoit un son comme étant une couleur déterminée), mais Messiaen
n'était lui-même pas atteint de cette affection. C'est de façon volontaire et
intellectuelle qu'il a développé cette faculté de voir mentalement des couleurs
lorsqu'il entendait de la musique.
« La musique est un perpétuel dialogue entre l'espace
et le temps, entre le son et la couleur, dialogue qui aboutit à une unification
: le temps est un espace, le son est une couleur, l'espace est un complexe de
temps superposés, les complexes de sons existent simultanément comme complexes
de couleurs. » (Messiaen, Introduction au cycle de concerts célébrant son 70e
anniversaire en 1978, cité par Brigitte Massin dans Olivier Messiaen, une
poétique du merveilleux, p. 112)
Mélodie
«
Sachant que la musique est un langage, nous chercherons d'abord à faire
"parler" la mélodie. La mélodie est le point de départ. Qu'elle reste
souveraine! et quelle que soit la complexité de nos rythmes et de nos
harmonies, ils ne l'entraîneront pas dans leur sillage, mais, au contraire, lui
obéiront comme de fidèles serviteurs; l'harmonie surtout restera toujours la
"véritable", celle qui existe à l'état latent dans la mélodie, est issue d'elle
depuis toujours. » (Messiaen, Technique de mon langage musical, p. 5)
Oiseaux
Si les chants d'oiseaux ont inspiré plusieurs
compositeurs, Messiaen est le seul à avoir une formation d'ornithologue et à
avoir noté ces chants de manière scientifique. Après la Deuxième Guerre
mondiale, il insère des transcriptions de chants d'oiseaux de plus en plus
précises dans ses œuvres. Il voyage en France et de par le monde afin de «
récolter » ces chants, qu'il adapte légèrement afin qu'il soient exécutables
sur les instruments occidentaux, dans notre échelle tempérée de douze sons.
Dans les années 50, certaines œuvres sont presque exclusivement composées de
chants d'oiseaux (par exemple Réveil des oiseaux, en 1953, Catalogue
d'oiseaux, 1955-56, et Oiseaux exotiques, 1956).
Spiritualité
« La musique peut s'adapter au sacré de plusieurs
façons. Il y a d'abord la musique liturgique qui suit la structure de l'office
et n'a sa signification que pendant l'office. Ensuite vient la musique
religieuse, et ce terme couvre un vaste champ d'époques et de pays divers,
d'esthétiques diverses. Enfin, il y a la percée vers l'au-delà, vers
l'invisible et vers l'indicible, qui peut se faire à l'aide du son-couleur et
se résume dans la sensation d'éblouissement. » (Messiaen, conférence prononcée
à Notre-Dame de Paris en décembre 1977, cité par Brigitte Massin dans Olivier
Messiaen, une poétique du merveilleux, p. 57)
Une grande partie des œuvres de Messiaen est consacrée
à la méditation sur les mystères de la foi chrétienne et catholique. Méditations
sur le Mystère de la Sainte Trinité (orgue, 1969), Trois petites
Liturgies de la Présence Divine (pour chœur de femmes, piano, ondes
Martenot, cordes et percussions, 1944), La Nativité du Seigneur (orgue,
1935), Vingt Regards sur l'Enfant Jésus (piano, 1944), La Transfiguration
de Notre Seigneur Jésus Christ (pour sept solistes instrumentaux, chœur
et très grand orchestre, 1965–69) en sont quelques exemples parmi de nombreux
autres. Mais au-delà de ce fait, il y a chez Messiaen la conception de l'acte
de composition comme acte de foi. Il réclame « une musique vraie,
c'est-à-dire spirituelle, une musique qui soit un acte de foi; une musique qui
touche à tous les sujets sans cesser de toucher à Dieu; une musique originale
enfin, dont le langage pousse quelques portes, décroche quelques étoiles encore
lointaines ». (Messiaen, Technique de mon langage musical, p. 3-4)
Pour aborder sa musique
La
discographie de Messiaen est désormais bien garnie. L'auditeur a donc l'embarra
du choix. Du côté du répertoire pianistique, principalement écrit pour sa
seconde épouse et interprète dévouée Yvonne Loriod, s'il fallait ne retenir
qu'une chose (mais c'est difficile !) les Vingt regards sur l'Enfant Jésus
sont un incontournable. Outre la version désormais classique enregistrée par
Yvonne Loriod en 1973 (rééditée sur disques compacts par Erato : 4509-91705-2),
il faut écouter l'interprétation de Louise Bessette, absolument magnifique,
parue chez Atma en 2000 (ACD 2 2219/20). On y sent, de la part de l'interprète,
une compréhension intime de l'œuvre. Elle a d'ailleurs étudié auprès d'Yvonne
Loriod, à Paris. Louise Bessette est entre autres considérée comme une
spécialiste de Messiaen et elle transmet son amour de la musique à ses élèves
de piano du Conservatoire de musique de Montréal.
Vu la position de titulaire d'orgue qu'a occupé
Messiaen pendant de nombreuses années, son répertoire pour cet instrument est
vaste. On peut commencer par la concise Messe de la Pentecôte (1950) qui
évoque bien les multiples facettes du langage de Messiaen : éléments dérivés du
plain-chant, harmonie modale, rythmes indiens... Ou alors on peut se lancer
dans le plus abstrait Livre d'orgue (1951). Pour embrasser la totalité
du répertoire pour orgue, on peut sans se tromper se procurer le coffret de six
disques compacts paru en 2002 chez Deutsche Grammophon, avec Olivier Latry à
l'orgue de Notre-Dame de Paris (461 480-2).
Il faut écouter l'orchestration flamboyante de la Turangalîla-Symphonie
(1946-48), monumentale symphonie avec piano solo (c'est presque un concerto
pour piano) et ondes Martenot. Son orchestre comporte de nombreux cuivres et
ses percussions (au nombre de 14 !) rappellent le gamelan balinais. Chose
intéressante, la maison de disque Accord a réédité, en 2000, dans sa collection
Musique française, le premier enregistrement de la Turangalîla-Symphonie,
réalisé en 1961 pour les disques Véga et qui s'était mérité un Grand Prix du
disque, avec Yvonne Loriod (piano), Jeanne Loriod (ondes Martenot) et
l'Orchestre National de la RTF, sous la direction de Maurice Le Roux (465
802-2).
Dans la même collection, on trouvera le mythique
enregistrement de 1956 du Quatuor pour la fin du temps, avec deux des
musiciens de la création -- Olivier Messiaen (piano) et Etienne Pasquier
(violoncelle) -- ainsi que le violoniste Jean Pasquier et le clarinettiste
André Vacellier (461 744-2). Toujours dans la collection Musique française de
l'étiquette Accord, le bonheur d'entendre Messiaen et Yvonne Loriod en duo nous
est donné, avec la réédition de leur enregistrement de 1962 des Visions de
l'Amen (465 791-2).
En concert
Oiseaux exotiques
Œuvre pour piano soliste et orchestre de chambre à
vent et percussions (1956). « Il est intéressant de noter que les oiseaux que
l'on retrouve principalement dans Oiseaux exotiques sont des oiseaux
d'Amérique du Nord, fait remarquer la pianiste Louise Bessette. Il y a entre
autres la grive des bois, le cardinal rouge de Virginie, des pinsons, des
alouettes, etc. Bien que ce soit écrit pour un petit ensemble, c'est une œuvre
qui est impressionnante. L'écriture pour tous les instruments est très virtuose
et le grand nombre de percussions accentue les sections rythmiques. »
7 mars 2005, 19 h
Salle Pierre-Mercure du Centre Pierre-Péladeau,
Montréal dans le cadre de Montréal/Nouvelle Musique
13 mars 2005, 20 h
Glenn Gould Studio, Toronto
Ensemble Contemporain de Montréal ; Evergreen Club
Gamelan; Véronique Lacroix, chef; Éric Lagacé, contrebasse; Bill Parsons,
guitare électrique; Louise Bessette, piano
Linda Bouchard: L'échappée belle (création);
Chan Ka Nin: Éveil aux oiseaux (création); Messiaen: Oiseaux exotiques;
Bill Parsons: Faith, 3 shots (création); For there and then;
André Ristic: Projet (création)
514 987.6919
Éclairs sur l'Au-delà
Commandée par le Philharmonique de New York pour
souligner le 150e anniversaire de la formation, Éclairs sur l'Au-delà a
été créée par l'orchestre sous la direction de Zubin Mehta le 5 novembre 1992,
un peu plus de six mois après le décès de Messiaen.
Dans cette œuvre ultime, des oiseaux de la Grèce, du
Kenya, de l'Afrique du Sud, de l'Australie... une surabondance de couleurs, un
volume sonore imposant. Une œuvre monumentale en onze mouvements, que Kent
Nagano viendra diriger à Montréal en avril. À noter, l'excellent enregistrement
qu'en ont fait Simon Rattle et le Berliner Philharmoniker, paru récemment chez
EMI (7243 5 57788 2).
5 et 6 avril 2005, 20 h
Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des arts, Montréal
Orchestre Symphonique de Montréal; Kent Nagano, chef;
Till Fellner, piano
Mozart: Concerto pour piano nº 20; Messiaen : Éclairs
sur l'Au-delà
514 842.2112, 514 842.9951
1. Claire Delbos, première épouse de Messiaen, est
décédée en 1959. En 1961, Messiaen a épousé la pianiste Yvonne Loriod.
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