La saison des Noces Par Isabelle Picard
/ 15 février 2005
Hasard
ou coïncidence, deux compagnies montréalaises ont décidé d'inclure cette année Les
Noces de Stravinski dans leur programmation, à la même période : Les
Grands Ballets canadiens (les 10, 12, 17, 18, et 19 mars) et la Société de
musique contemporaine du Québec (le 9 mars, dans le cadre de Montréal/Nouvelles
Musiques). Qui plus est, elles présenteront deux versions différentes de
l'œuvre, dont une qui n'a encore jamais été entendue.
Avec Les Noces, Stravinski a innové à plusieurs
niveaux, dont le moindre n'est pas d'avoir créé une sorte de « ballet cantate »
en quatre tableaux, à la fois chanté (avec chœur et solistes) et dansé.
S'inspirant de textes du folklore russe, Stravinski met en scène la préparation
et le déroulement d'un mariage dans la Russie paysanne. La frénésie rythmique
des Noces peut rapprocher l'œuvre du Sacre du printemps (1913),
ce qui a agréablement étonné le public de la première en 1923, mais qui peut
facilement s'expliquer si l'on considère la date de composition de la version
initiale.
Car Les Noces, sous-titrées « scènes
chorégraphiques russes avec chant et musique », existent en trois versions.
Parmi les œuvres de cette dimension (une vingtaine de minutes), c'est celle qui
a occupé Stravinski durant la plus longue période de temps. De 1914 à 1917, il
travaille à la première mouture, pour quatre voix solistes (soprano, mezzo,
ténor, basse), chœur mixte et un grand orchestre comprenant plusieurs
instruments à vent, quelques cordes, un grand nombre d'instruments de
percussion et d'autres à cordes pincées ou frappées (cymbalum, harpes, piano,
clavecin). Hormis quelques détails, cette version est complète.
C'est cependant vers une instrumentation totalement
différente que le compositeur se tourne en 1919. Aux chœur et solistes, il
adjoint plutôt un petit ensemble formé d'un harmonium, deux cymbalums, un
pianola et instruments à percussion. Mais l'utilisation des instruments
mécaniques le confronte à des difficultés insolubles avec les moyens techniques
de l'époque : « J'ai commencé une partition comportant des blocs polyphoniques
entiers. Piano mécanique et harmonium mus à l'électricité, un ensemble de
percussions et deux cymbalums hongrois. Mais là je me heurtai à un nouvel
obstacle, à la grande difficulté pour le chef d'orchestre de synchroniser les
parties exécutées par les musiciens et les chanteurs et celles des instruments
mécaniques. Aussi bien cela me fit renoncer à cette idée, bien que j'eusse
instrumenté de cette façon les deux premiers tableaux, travail qui me pris
beaucoup de force et qui me demanda une grande patience, et tout cela en pure
perte. »
Il faut attendre 1921 pour que Stravinski remette Les
Noces sur le métier. Et cette fois sera la bonne. La version qui en
résulte sera présentée le 23 juin 1923 à la Gaieté Lyrique de Paris, par les
Ballets russes, dans une chorégraphie de Bronislav Nijinska (sœur du fameux
Nijinski), sous la direction d'Ernest Ansermet. Exit l'orchestre, exit les
instruments mécaniques : Stravinski utilise un ensemble de quatre pianos et six
(!) percussionnistes (c'était huit ans avant Ionisation de Varèse...)
C'est généralement cette dernière version, de 1923,
que l'on entend aujourd'hui, et ce sera celle qu'utiliseront Les Grands ballets
canadiens en mars. Mais il en va autrement de ce que nous entendrons durant
MNM... À propos de la version de 1919, Marcel Marnat écrivait en 1995 dans son Stravinsky
paru aux éditions du Seuil (collection Solfèges) : « On parvient, de nos jours,
à jouer cette orchestration sans précédent avec la cohérence nécessaire et on
ne peut donc que regretter de ne pas posséder l'intégralité de l'œuvre sous
cette forme intermédiaire. Mais Stravinsky était pragmatique et il lui parut
sans doute inutile d'achever une instrumentation propre à décourager toute
exécution. » (p. 63) Effectivement, si les moyens techniques de 1919 rendaient
la synchronisation entre les instruments mécaniques et les musiciens
impossible, il en va autrement aujourd'hui avec la technologie numérique. René
Bosc a donc eu l'idée de compléter le travail de Stravinski en orchestrant les
tableaux 3 et 4 selon l'instrumentation de 1919. L'orgue électrique est joué
par un petit Kurzweil, le piano mécanique par un Disklavier entièrement
préprogrammé et le chef travaille avec un clic track qui lui permet de
diriger les chanteurs et musiciens en synchronisme avec les instruments
numériques.
Cette
« nouvelle » version sera présentée en première à Paris durant le festival
Présences (seulement les deux premiers tableaux) et René Bosc viendra ensuite
la diriger à Montréal (les quatre tableaux). Elle sera le fruit d'une belle
collaboration entre les musiciens québécois et français : à Paris, on aura par
exemple les musiciens de la SMCQ, le chœur de Radio France, un cymbaliste
québécois et une française...; à Montréal, nous aurons les musiciens de la
SMCQ, le même duo de cymbalistes franco-québécois, deux solistes québécoises
(Marie-Danielle Parent et Noëlla Huet) et deux français, le chœur de McGill...
Autrement dit, un vrai beau mariage.
Les 10, 12, 17, 18, et 19 mars, 20 h
Théâtre Maisonneuve
Place des arts
514 842.2112 /
http://www.grandsballets.qc.ca
Grands Ballets canadiens de Montréal
Entre noces et théâtre
Chorégraphies : Stijn Celis (Noces), Didy
Veldman
Le 9 mars 2005, 19 h
Salle Pierre-Mercure -- Centre Pierre-Péladeau
(514) 987-6919 -
http://www.festivalmnm.ca
Ensemble de la SMCQ, Evergreen Gamelan Club, McGill
Choir (préparé par Julian Wachner) – Walter Boudreau et René Bosc (Radio
France), chefs
Igor Stravinski, Les Noces (version concert);
Walter Boudreau, Le Matin des magiciens, pour gamelan javanais (8
percussions) et 7 instruments occidentaux; John Rea, J'ignore si j'étais un
homme rêvant alors que j'étais un papillon ou si je suis à présent un papillon
rêvant que je suis un homme.
Projection de deux court-métrages : Pierre Boulez, la Symphonie
mécanique de Jean Mitry (1955); Boulez-Stravinski, extrait du film Les
Noces (1965).
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