Vivre dans un piano mécanique Par Réjean Beaucage
/ 15 février 2005
En
musique instrumentale (c'est-à-dire en excluant la musique électronique), on
n'a pas souvent la chance d'entendre un compositeur interpréter lui-même sa
musique, que ce soit en la dirigeant ou en la jouant. Lorsque c'est le cas, ça
peut nous permettre de comparer avec d'autres interprétations ; il est alors
possible de juger si le compositeur est son meilleur interprète.
D'ailleurs, le compositeur-interprète en musique de
tradition classique serait-il en voie de disparition ? On en trouve surtout
dirigeant des ensembles, comme Walter Boudreau et Denys Bouliane par exemple,
qui nous parlent ailleurs dans ce numéro. Malheureusement, comme ils
sont vivants et, donc, composent de la musique contemporaine, l'occasion
d'entendre leur musique interprétée par d'autres ensembles, et dirigée par
d'autres chefs qu'eux-mêmes, ne se présente pas très souvent... Pour la musique
d'ensemble et, qui plus est, contemporaine, les exemples sont rares. Par
contre, on commence à avoir plusieurs interprétations d'œuvres de Steve Reich
par d'autres ensembles que le sien (dont deux de Tehillim, par le
Schoenberg Ensemble avec Reinbert de Leeuw, chez Nonesuch, ou par Ossia et Alan
Pierson, chez Cantaloupe). Mais pour trouver aisément de nombreuses
interprétations d'une même œuvre, il faut remonter le temps. On a plusieurs
enregistrements de Stravinski dirigeant sa musique (avec le Cleveland
Orchestra, le Columbia Symphony Orchestra, le Philharmonic Symphony Orchestra
of New York, etc.), et le compositeur fait la preuve qu'il n'est pas toujours
le meilleur serviteur de sa musique (bien que la qualité des enregistrements
qui nous sont restés ne l'aide pas non plus). Idem pour les enregistrements où
le compositeur se met au piano. Stravinski n'était certes pas le moins doué des
pianistes, mais la qualité des enregistrements sur lesquels on peut l'entendre
(par exemple sur un magnifique vinyle Seraphim [Mono 60183]), qui furent
enregistrés au début des années 1930, ne permet guère de goûter la pleine
mesure de son talent. C'est pourtant ce que nous pourrons faire avec le disque
« Stravinsky Plays Stravinsky » (DSPRCD 007) que doit faire paraître
l'étiquette Britannique Dal Segno dans une série qui comptera 20 disques.
Hé oui, à l'heure des débuts encore balbutiants de
l'enregistrement sur disque, il était en effet possible, dès 1904, d'enregistrer
directement la performance d'un pianiste et de la reproduire à l'identique
grâce au système inventé par l'Allemand Michael Welte au début du siècle. La
particularité du système, en comparaison des autres appareils du même type, qui
offraient déjà la possibilité de noter le rythme sur un rouleau perforé, est
qu'une deuxième perforation notait la dynamique des notes jouées et le jeu de
pédales. Le système de M. Welte notait graphiquement ces détails et les
rouleaux étaient ensuite perforés pour être placés dans un cabinet reproducteur
(le Vorsetzer, qui ressemble à un piano dont le clavier aurait la tête
en bas ; les touches, remplacées par des doigts de métal, peuvent alors être
ajustées sur n'importe quel piano moderne pour reproduire ce qui est inscrit
sur le rouleau). Des systèmes semblables furent aussi développés par Ampico
(1911), Duo-Art (1914) et Hupfield (le Triphonola, en 1919). Sur les six
disques de la série « Masters of the Piano Roll » reçus à LSM de
l'étiquette Dal Segno, on peut ainsi entendre jouer, aussi clairement que s'ils
étaient dans notre salon : Debussy (DSPRCD 001), Paderewski (002), Gershwin
(003), Ravel (004), Prokofiev, Scriabin (005), Bartók et Mahler (006) !
Plusieurs de ces disques sont des rééditions d'enregistrements parus sous
l'étiquette allemande Bellaphon dans la « Condon Collection » (le
collectionneur Denis Condon, qui posséderait plus de 9 000 rouleaux, aurait
légué sa collection à l'Université nationale d'Australie).
Masters of the Piano Roll
On
peut certes reprocher à la série Dal Segno de ne nous donner aucun détail sur
l'enregistrement de ces rouleaux (quel piano a été utilisé, par exemple), mais
il n'en demeure pas moins qu'il s'agit d'excellents enregistrements (ou
repiquages...).
Le premier de la série nous permet d'entendre les
seuls enregistrements existants de Debussy interprétant sa musique en solo (il
existe des enregistrements où l'on peut l'entendre accompagnant la chanteuse
Mary Garden). Datés du 1er novembre 1913, les rouleaux reproduits ici
permettent d'entendre le compositeur donnant sa propre interprétation
d'extraits du premier livre de Préludes (Danseuses de Delphes [nº 1], La
Cathédrale engloutie [nº 10], La Danse de Puck [nº 11]), La
Soirée dans Grenade (Estampes, nº 2), Children's Corner (complète),
D'un cahier d'esquisses, et La plus que lente. Des
interprétations par d'autres pianistes complètent le disque. Certaines
interprétations du compositeur seraient probablement jugées parfaitement
inorthodoxes par les critiques d'aujourd'hui !
Le deuxième disque de la série nous permet d'entendre
l'un des interprètes parmi les plus célèbres : Ignace Paderewski. Sa grande
popularité l'amena à enregistrer de nombreux rouleaux pour Welte-Mignon et
Duo-Art. Spécialiste des œuvres de Chopin et de Liszt, on disait aussi que ses
interprétations de Beethoven étaient insurpassables (on trouve ici la Sonate en
ut dièse mineur « Clair de lune » op. 27 n°2). Plusieurs
interprétations de courtes œuvres de Chopin et de Liszt, de même que de
Schumann, Mendelssohn et Debussy, donnent une bonne idée des raisons de son
succès. Trois de ses propres compositions, visiblement composées pour faire
briller l'interprète en récital, complètent le disque.
George Gershwin était un compositeur inventif et un
pianiste exceptionnel, qui a enregistré un grand nombre de rouleaux dont
plusieurs enregistrements sont disponibles sur le marché (dont les deux volumes
« Gershwin Plays Gershwin: The Piano Rolls », parus chez Nonesuch au début des
années 1990). Les qualités de compositeur et d'interprète de Gershwin sont
éloquemment mises en évidence sur le troisième volume de la collection «
Masters of the Piano Rolls ».
Le quatrième volume, consacré à Ravel, est très
décevant au niveau des informations sur les pièces qui y logent. On sait, par
exemple, que Ravel fit en 1930 une transcription pour deux pianos de son fameux Boléro,
mais on n'apprendra pas ici de quand date l'enregistrement de la version de
Rudolf Ganz reproduite sur le disque, dans laquelle il semble bien être le seul
interprète. Plusieurs œuvres sont par ailleurs interprétées par Maurice Ravel
lui-même (Pavane pour une infante défunte, Valses nobles et sentimentales,
etc.), sans plus de détails.
Et l'école russe, vous aimez ? Un jeu sec et puissant
qui détache au maximum chacune des sonorités. À cent lieues de celui d'un
Debussy, mais pas moins pertinent pour autant. Le volume 5 propose des
enregistrements de Prokofiev jouant Prokofiev, Rachmaninov ou Scriabin, de ce
dernier jouant sa propre musique (de courts préludes, essentiellement) et de
Serge Liapounov interprétant son Élégie en mémoire de François Liszt.
Le dernier disque Dal Segno reçu à nos bureaux (mais
d'autres s'annoncent), regroupe différents pianistes (Busoni, Arrau,
Leschetitzky, Lhevinne, Grainger, Dohnanyi) dont certains jouent leur propre
musique, mais aussi deux figures d'importance : Bartók, interprétant ses Danses
populaires roumaines avec fougue, et nul autre que Gustav Mahler. Ce
dernier interprète trois de ses œuvres et la qualité de son jeu ne peut que
nous faire regretter qu'il ne se soit prêté qu'à une seule séance
d'enregistrement, le 9 novembre 1905 (cette information n'est pas fournie dans
le livret...). On l'y entend interprétant en solo Ich ging mit Lust durch einen
grünen Wald, le 4e mouvement de sa Symphonie nº 4 et le 1er
mouvement de sa Symphonie nº 5. Seule manque son interprétation de Ging
Heut' Morgens übers Feld pour avoir l'intégrale des enregistrements du
compositeur ; seules indications tangibles de sa propre vision de son
œuvre.
Naxos
L'étiquette Naxos, on le sait, a une grande expertise
en matière de réédition d'enregistrements rares ou oubliés, aussi n'est-il pas
surprenant que la compagnie ait fait paraître en 2003 et 2004 les volumes 1
(8.110677) et 2 (8.110678) de la série « Welte-Mignon Piano Rolls », des
compilations regroupant des compositeurs de renom jouant leur propre musique,
parmi lesquels Camille Saint-Saëns (1905), Edward Grieg (1906) et Richard
Strauss (1906). Les rouleaux utilisés dans ce cas-ci appartiennent à la
collection de l'Américain Richard C. Simonton, dont le fils produit les
enregistrements et signe les notes anecdotiques du livret. Il ne s'agit donc
pas des mêmes que chez Dal Segno et, par exemple, le Menuet, op. 14 nº 1
de Paderewski fait l'objet de deux interprétations bien différentes. Les
enregistrements Naxos ont été réalisés entre les 5 et 19 août 2000, en
Californie (sans doute chez le collectionneur) sur un piano Steinway-Welte
restauré. Le son y est plus clair, plus vivant que chez Dal Segno. Entendre
Richard Strauss interpréter la « Danse des sept voiles » (de Salomé)
dans ces conditions est un véritable plaisir. Les dates et lieux de
l'enregistrement original sont aussi notés dans la plupart des cas (pour
Strauss : 16 février 1906, à Leipzig).
Deux collections qui raviront certainement les
amateurs de piano désireux de pousser l'étude du style de certains compositeurs
ou de mesurer l'évolution des styles d'interprétation.
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