Angèle Dubeau - Violon, passion et succès ! Par Réjean Beaucage
/ 29 novembre 2004
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Elle a
plus d'une vingtaine d'enregistrements à son actif (tous chez Analekta) certains
desquels se sont classés parmi les meilleurs vendeurs au Canada. Elle lançait à la mi-octobre
son plus récent enregistrement, Passion, alors qu'elle
revenait d'une mini-tournée en Chine pour présenter le précédent. Le lendemain
du lancement, elle repartait présenter ce nouveau répertoire dans quatre villes
canadiennes (Bathurst, New Richmond, Matane, Kingston) avant de s'envoler vers
le Japon, où elle vient de passer tout le mois de novembre pour donner une
quinzaine de concerts devant autant de salles combles et enregistrer un nouvel
album, avec son ensemble, qui paraîtra sur place sous étiquette Universal
Records. L'histoire d'Angèle Dubeau fait la preuve que le succès ne vient pas
sans effort.
Le répertoire que privilégie Angèle Dubeau, qu'elle
soit en solo, avec son ensemble à cordes La Pietà, ou avec d'autres partenaires,
n'est pas foncièrement différent de ceux qu'explore nombre d'autres grands
violonistes. On y trouve les grands compositeurs, d'autres plus obscurs, et des
surprises. Il y a Albéniz et Albinoni, mais aussi Alexander Brott ; Bach, bien
sûr, et Bartók ; Boccherini et Claude Champagne ; Chostakovitch et Copland ; de
Falla et Debussy ; François Dompierre y côtoit Fauré, Franck et Glazunov,
Jacques Hétu y voisine avec Holst et Kabalevsky, Rachel Laurin avec Jean-Marie
Leclair et Liszt avec André Mathieu ; on trouve encore Mendelssohn, Mozart,
Paganini, Piazzola, Prokofiev, Respighi, Saint-Saëns, Schubert, Sibelius,
Tartini, Tchaïkovski, Vivaldi et d'autres encore. Bref, « tout le monde » est
là...
Tout le monde... et plus ! Parce que l'on trouve
aussi David Bowie et... les Rolling Stones ! Des noms qui, s'ils ont pu attirer
quelques auditeurs, ont surtout contribué à ostraciser l'interprète auprès de
certains puristes pour qui la musique populaire est une version sonore de
l'enfer. Des noms, aussi, qui ne sauraient justifier à eux seuls
l'extraordinaire succès de la violoniste. Mais alors, à quoi peut-on l'attribuer
? Angèle Dubeau, jointe chez elle par une rare journée de congé, connaît bien la
réponse : « La raison d'être d'un musicien, c'est son public. Alors, oui, on
peut dire que je suis une musicienne comblée, parce que les heures de travail
que j'investie sont bien récompensées ! L'appui que je reçois, tant par le
public qui vient au concert que par celui qui se procure les disques, c'est une
véritable poussée d'adrénaline. Le succès est somme toute difficile à
analyser... Ce que je peux dire cependant, c'est que ça fait plus de 25 ans que
je fais carrière, alors une bonne partie du public m'a vue grandir et m'a
suivie. J'ai animé des émissions de télévision durant plusieurs saisons, que ce
soit « Faites vos gammes » ou « Angèle Dubeau et la fête de la musique », ce qui
constitue une vitrine exceptionnelle. J'en ai d'ailleurs fréquemment la preuve
concrète : avant la télévision, sur la rue, il arrivait que les gens me saluent
d'un « Bonjour Madame Dubeau », mais aujourd'hui, c'est plus souvent « Salut
Angèle » ! Les gens chez qui j'entre directement chaque semaine par le
truchement du téléviseur me connaissent mieux, forcément. Par le fait même, et
bien que la musique que j'interprète n'ait pas changé, puisque je suis devenue
plus "humaine" pour une grande partie du public, la musique l'est devenue aussi.
»
Démocratiser la musique
L'animation d'émissions de télévision met en
lumière un trait dominant chez Angèle Dubeau, qui est le désir de partager le
plaisir musical par la vulgarisation. La musicienne veut faire connaître au plus
grand nombre ces œuvres que l'on prétend trop souvent réservées aux
spécialistes. « Avant même de fonder La Pietà il y a huit ans, poursuit-elle, je
pensais déjà en terme de démocratisation de la "grande" musique, qui existe pour
tous, mais je pensais aussi à un certain répertoire qui me plaît et que
j'aimerais interpréter, bien que ce soit peut-être un répertoire quelque peu
inusité pour une musicienne classique ; je pensais que si je le faisais avec le
même sérieux qui guide mon interprétation du grand répertoire, je n'avais aucune
raison de m'empêcher de faire certains « clins d'œil ». Il arrive cependant que,
pour certains auditeurs, ces quelques clins d'œil restent plus en mémoire que
tout le reste... Mais si on regarde le disque Passion, par
exemple, on trouve Chopin, Gershwin, de Sarasate ou Bizet, qui ne sont pas de
petits compositeurs. On pourrait me demander pourquoi avoir choisi d'inclure
aussi Jeanie with the Light Brown Hair, de l'Américain Stephen C.
Foster, et je répondrais simplement que c'est une mélodie que j'adore. Et puis,
c'est aussi une pièce que Jascha Heifetz interpétait très souvent en récital...
Mais, parce que j'ai déjà fait Yesterday des Beatles, ou autre
chose des Rolling Stones, certains pensent que je ne fais que de la pop... Je
pense qu'il est fantastique de pouvoir revisiter aussi ces autres
classiques. Quand je prépare un concert ou la programmation de la
Fête de la musique à Tremblant, dont je suis directrice
artistique, je pense bien sûr au public, et je veux qu'il y trouve son compte.
Il m'arrive bien sûr de lui en passer quelques-unes qui sont plus difficiles,
mais elles sont présentées dans un cadre qui les avantage et je pense que ça
contribue à initier une partie du public. »
On trouve aussi sur le nouveau disque la
Rhapsodie Roumaine Nº 1, de George Enescu, une œuvre qui rappelle
des souvenirs à la violoniste qui a vécu trois ans en Roumanie après son Premier
Prix au Conservatoire de musique de Montréal et un passage à Juilliard. « J'y
suis allé de 1981 à 1984 pour étudier avec Stefan Gheorghiu. Ça n'a pas été
facile, bien sûr, on se souvient de la dictature de Ceaucescu, mais ça a été
très enrichissant au plan musical, d'abord grâce au professeur, puis parce que
j'ai pu entendre beaucoup de Tziganes. Je sais qu'à mon retour je n'étais plus
la même violoniste, parce que j'ai compris jusqu'à quel point on peut faire
pleurer ou parler un violon en les écoutant. Les gens ne pouvaient pas
s'expirmer librement par la parole, mais avec un violon, ils disaient tout ce
qu'ils voulaient. Et puis, devant ces audodidactes, j'ai pris une sacrée leçon
de vistuosité ! Ça en était presque déprimant ! Mais ce fut très formateur.
»
En septembre : 9e édition de la
Fête de la musique à Tremblant ; en octobre : la Chine, un
lancement de disque et quelques concerts chez nous ; en novembre : le Japon...
Un horaire habituel pour Angèle Dubeau ? « Ça ressemble surtout à l'horaire que
j'avais avant d'être maman ! Marie a 12 ans maintenant, mais avant, j'étais
fréquement partie huit mois par année. Aujourd'hui, avec l'ensemble, nous
essayons de ne jamais nous éloigner plus de 15 jours, parce que La Pietà est un
ensemble entièrement féminin, et qu'il compte plusieurs mamans ! C'était la
première fois que l'ensemble allait en Chine, comme ce sera la première fois au
Japon. Évidemment, les 24 enregistrements (7 de La Pietà) sont autant de cartes
de visite qui nous attirent des invitations, alors il faut gérer tout ça.
J'allais pour la quatrième fois en Chine et c'était fantastique de pouvoir
mesurer l'évolution qu'a connue une ville comme Shangaï, par exemple, depuis
1987. Une bonne partie du public chinois connaît peu la musique occidentale et
est avide de l'entendre. Nous avons eu là un grand succès. »
En novembre, Angèle Dubeau, son violon « Arthur »
(il s'agit en fait du Stradivarius « Des Rosiers », de 1733, qui a appartenu à
Arthur Leblanc et qu'elle a acquis en 1977) et La Pietà ont sillonné le Japon de
Sagamioono à Tokyo, en passant par Sapporo et Hiroshima, avec le compositeur et
pianiste Joe Hisaishi, dont la musique occupe entièrement le programme. La
soliste et son ensemble se sont produits durant ces 15 concerts devant plus de
25 000 personnes !
La première du concert Passion se
tiendra les 4 et 5 février 2005 au Monument National, à Montréal.
La recette du succès
Si l'on considère que la vente des enregistrements
de musique classique, ou de musique en général, traverse une période morose, le
succès d'Angèle Dubeau n'en est que plus éclatant. Repose-t-il essentiellement
sur le répertoire qu'elle choisit ou plutôt sur la mise en marché dont il est
l'objet ? Nous l'avons demandé à Mario Labbé, président et fondateur de la
maison de disque Analekta.
« En matière de musique classique, au Canada, un
hit c'est 5 000 copies. Les disques d'Angèle Dubeau La Ronde
des berceuses, Berceuses et jeux interdits, Violons
d'enfer et Violons du monde se sont tous vendus à près ou
plus de 50 000 exemplaires. C'est un phénomène assez unique ! Angèle, en
carrière, a vendu plus de 400 000 disques ; on est dans les chiffres de la
musique pop. Personne ne s'approche même de ces chiffres-là. Si l'on fait
exception d'Angèle Dubeau, notre meilleur vendeur à vie est l'enregistrement par
Alain Lefèvre et l'OSQ du Concerto de Québec, d'André Mathieu, qui
en est à 22 000 copies. Celui-là, je le voyais ce matin, est dans le relevé
SoundScan [qui retrace les meilleurs vendeurs au Canada et aux États-Unis]
depuis 58 semaines... On peut comparer ça à André Rieu ou Andrea Bocelli, qui
ont finalement bien peu à voir avec la musique classique... Cependant, on ne
peut pas dire dans le cas d'Angèle, ou d'Alain, que ce soit du
crossover.
Ce succès est dû à un amalgame. Le
marketing ne peut qu'appuyer ce qu'Angèle Dubeau a elle-même créé.
On ne bâti pas un succès uniquement sur le marketing... Le premier
disque d'Angèle, en 1987, a atteint 6 000 ventes en quelques mois ; son deuxième
disque, Adoration, avec les Petits Chanteurs du Mont-Royal a
atteint 15 000 en très peu de temps. C'était déjà exceptionnel. Le
seul meilleur vendeur à l'époque, c'était l'OSM avec le Boléro de
Ravel. La vraie réponse, c'est d'abord qu'elle a cultivé son public depuis 25
ans et qu'elle est une grande communicatrice. Cet autre talent lui a ouvert les
portes de la télévision, ce qui n'est pas négligeable. Enfin, du côté
d'Analekta, nous avons su utiliser ces différents aspects pour imaginer une mise
en marché adéquate. Mais cette dernière étape n'est pas un gage de succès ; on a
vu souvent dans l'industrie du disque des flops monumentaux. Des
ventes de 5 000 disques avec des campagnes de publicité de centaines de milliers
de dollars. Ce qui trouve son public, tout simplement, c'est la qualité.
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