L'universalité de la musique et des droits humains Par Cyrielle Fleury, Pascale Labbé, Gillian Pritchett
/ 4 octobre 2004
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On dit de la musique qu'elle est
universelle, un langage commun compris par chacun d'entre nous. Par
ailleurs, les droits de la personne, qui désignent l'ensemble des droits
socioculturels, économiques, civils et politiques tels que définis dans la
Déclaration universelle des droits de l'homme (ONU, 1948), visent également à
l'universalité, indépendamment des cultures, des religions et du contexte
sociopolitique.
Composition et répression
Il faut toutefois être prudent lorsque l'on parle
du caractère universel de la musique, puisque celle-ci peut parfois être
politisée. Ainsi, plusieurs compositeurs, à différentes époques et sous
différents régimes, ont subi d'importantes pressions quant aux thèmes de leurs
œuvres. Au xxe siècle, on peut notamment citer la situation des musiciens sous
le régime stalinien, alors que les conditions de travail des artistes étaient
assujetties à l'humeur du parti communiste et de son chef. Chostakovitch et
Prokofiev, par exemple, furent accusés de formalisme excessif, terme
qu'utilisaient les autorités soviétiques pour dénoncer les œuvres perçues comme
trop complexes pour la population en général. Certaines œuvres étaient
considérées comme élitistes et, de ce fait, anti-socialistes. Or, en 1934, au
lendemain d'une représentation de l'opéra Lady Macbeth of Mtsensk de
Chostakovitch, on pouvait lire dans la Pravda, journal officiel du parti
communiste soviétique : « C'est de la musique intentionnellement chaotique qui
ne ressemble en rien à de la musique classique (...). Cette "innovation"
bourgeoise engendre une dérive de l'art, de la science et de la littérature
véritable. » Les compositeurs dont les créations ne convenaient pas aux
autorités soviétiques pouvaient craindre de se voir déporter dans des camps de
travail forcé. Chostakovitch et Prokofiev échappèrent à ce destin en sachant se
montrer relativement dociles.
Le même genre de contrôle de la création artistique
fut de mise en Chine pendant la révolution culturelle. Parmi les œuvres qui
furent condamnées comme étant des œuvres symphoniques occidentalisées, citons le
Butterfly Lovers Concerto de Chen Gang et He Zhanhao, composé en
1959.
La musique au service de régimes
autoritaires
Si, sous certains régimes politiques, plusieurs
compositeurs ont vu leur liberté d'expression restreinte, d'autres ont plutôt vu
leur art être utilisé au service de régimes violant les droits humains.
L'exemple le plus flagrant de ceci reste encore la réinterprétation idéologique
faite par les nazis d'œuvres de compositeurs allemands célèbres, notamment de
Bach, de Beethoven et de Wagner. Les Nazis tracèrent ainsi, dans le domaine
musical, une ligne de démarcation brutale entre une « musique allemande »,
supposée authentique, et une musique « non-allemande » ou « dégénérée ». Béla
Bartók considérant comme un honneur le fait d'être traité de « dégénéré » par le
régime Nazi aurait lui-même demandé que sa musique soit incluse dans
l'exposition Entartete Musik (musique dégénérée), tenue à Düsseldorf en
1938, avec celles des Korngold, Hindemith, Weill et Zemlinsky.
Plusieurs compositeurs s'arrangèrent plutôt bien
avec le régime. Par exemple, Richard Strauss devint le premier président de la
Reichsmusikkammer (Ministère de la musique du Reich). Le compositeur H.
Pfitzner et les pianistes W. Backhaus et Elly Ney firent également partie des
musiciens du régime. Ils jouaient pour l'organisation nationale-socialiste Force
par la joie (Kraft durch Freude, KdF) et assuraient l'accompagnement
musical des cérémonies officielles, transformant leur musique en œuvre de
propagande tachée par les horreurs perpétrées par le régime nazi.
Les droits de la personne, source d'inspiration
musicale
Plusieurs compositeurs à travers les âges ont
trouvé dans les droits de la personne une importante source d'inspiration.
Parfois, c'est la colère suscitée par la violation de ces droits qui a guidé le
processus de création musicale du compositeur ; à d'autres moments, c'est plutôt
l'exaltation de ces droits qui en a été le moteur.
Bien avant l'avènement de la Déclaration
universelle des droits de l'Homme (1948), les droits et libertés fondamentales
ont inspiré profondément certains des plus grands compositeurs. Ainsi, la 9e
Symphonie de Beethoven, inspirée d'un poème de Schiller, est-elle un hymne à
la liberté et à la solidarité humaine. Beethoven a également retiré la dédicace
à Napoléon de sa Symphonie nº 3, déçu par la véritable nature du général
français.
La Deuxième guerre mondiale et ses horreurs ont été
l'élément déclencheur de la conscientisation de l'humanité aux droits et
libertés individuels, comme le démontre la rédaction de la Déclaration
universelle. Ces événements ont aussi inspiré plusieurs compositeurs, dont
Benjamin Britten, qui évoque les atrocités commises au cours des deux guerres
mondiales dans son War Requiem (1961), écrit pour trois solistes
spécifiques : un baryton d'origine allemande (Dietrich Fischer-Dieskau), une
soprano russe (Galina Vishneuskaya) et un ténor britannique (Peter Pears),
symboles de la réconciliation entre ces trois peuples. Le texte du requiem
inclut neuf poèmes de Wilfred Owen, un soldat mort au combat lors de la Première
guerre mondiale. Le requiem fut présenté lors de la consécration de la nouvelle
cathédrale de Coventry en 1962 avec le vif souvenir des dégats laissés par une
guerre, symbolisé par les ruines de l'ancienne cathédrale. Ironiquement, les
autorités soviétiques n'ont pas autorisé Vishneuskaya à participer à ce
concert.
C'est également un poème sur la violation de
nombreux droits de la personne au cours de la Deuxième guerre mondiale, Babi
Yar, qui a été la source d'inspiration du compositeur Chostakovitch pour sa
13e symphonie. Il s'agit de Babi Yar, du poète russe Yevgeni
Yevtushenko, qui relate le massacre de plus de 30 000 Juifs à Babi Yar, en
Ukraine, pendant l'Holocauste. Le compositeur juif Arnold Schoenberg a écrit
Un survivant de Varsovie, op. 46, une œuvre chorale expressionniste de
solidarité envers les victimes de l'Holocauste. En 1995, des compositeurs de 14
pays impliqués dans un camp ou l'autre durant la guerre, dont le polonais
Krzysztof Penderecki, ont participé à la composition du Requiem der
Versöhnung (1995), une œuvre dédiée au souvenir des victimes de la Deuxième
guerre mondiale. Penderecki est aussi le compositeur du Thrénodie pour les
victimes d'Hiroshima, une œuvre pour 52 instruments à cordes dédiée à la
mémoire des centaines de milliers de victimes innocentes ayant péri lors de ce
triste événement.
Dans le contexte de violation des droits de la
personne par les régimes autoritaires d'Amérique latine, le poète chilien Pablo
Neruda a écrit le Canto General, une ode à la lutte menée par ces peuples
pour la liberté et la reconnaissance de leurs droits civils et politiques. Ce
poème a inspiré au compositeur d'origine grecque Mikis Theodorakis, lui-même
victime de répression de la part des autorités de son pays d'origine dans les
années soixante l'écriture d'un oratorio : le Canto General.
La musique, promotrice des droits de la
personne
Plusieurs des grands noms de la musique se sont
employés et s'emploient toujours à profiter de leur renommée pour faire avancer
des causes qui leur tiennent à cœur. Nombreux sont ceux qui utilisent leur art
afin d'attirer l'attention du public sur certains cas de violation des droits de
la personne. La chanteuse Barbara Hendricks s'est investie dans une action
humanitaire de grande envergure en acceptant d'être nommée ambassadrice du Haut
Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et conseillère spéciale
du directeur général de l'Unesco sur les relations interculturelles. Elle
déclarait lors d'une entrevue accordée à La Scena Musicale en 1999 (vol.
5, nº 4) : « Quand j'ai découvert la Déclaration des droits de l'homme, il est
devenu impérieux pour moi de la promouvoir, d'expliquer aux gens qu'il est
possible de vivre ensemble, qu'il y a assez de place pour tout le monde. Je le
sens tellement profondément que je ne peux pas faire autrement que de lutter
pour cette cause. »
Luciano Pavarotti a très souvent participé à des
concerts-bénéfices au profit d'œuvres charitables comme, par exemple,
l'organisme « War Child » venant en aide aux victimes de la guerre en Bosnie.
Nous ne pouvons passer sous silence l'attachement à la paix démontré par Mikis
Theodorakis, qui a donné de nombreux concerts pour restaurer la démocratie en
Grèce au début des années 1970. Il a également travaillé, à travers son art, à
promouvoir la résolution du problème chypriote et à permettre une réconciliation
entre la Grèce et la République de Macédoine dans les années 1990. Le pianiste
argentin Miguel Angel Estrella œuvre depuis des années à rendre la musique plus
accessible aux plus démunis et il a été nommé Ambassadeur de bonne volonté des
Nations Unies en 1989.
Grâce à une initiative du chef d'orchestre belge
Dominique Rammaert, une réunion de jeunes musiciens israéliens et arabes a été
organisée en septembre 2002 pour un concert exceptionnel visant à livrer un
message de paix et d'espérance. En décembre 2003, un concert rassemblant
l'Orchestre symphonique de Bagdad et le National Symphony Orchestra, des
États-Unis, a été présenté au Kennedy Center de Washington, au profit de
l'organisme « Healing the Divide ». De tels concerts visent à démontrer qu'une
cohabitation est possible entre des individus issus de diverses communautés qui
s'opposent depuis longtemps. La musique, en leur permettant de dépasser leurs
clivages, fait alors preuve de son caractère universel. C'était encore le cas
tout récemment, au Barbican Center à Londres, alors que Daniel Barenboïm et son
orchestre, East-West Divan, composé de musiciens de Palestine, d'Israël et
d'autres pays arabes, se présentaient en concert. Cet orchestre existe « comme
symbole de ce qui pourrait se passer dans l'avenir, quand la rage de la guerre
cédera la place à la raison ».
Bien que la musique puisse être utilisée comme
outil de répression, elle peut également être une source d'inspiration et
contribuer à unir les peuples. Si la reconnaissance des droits de la personne
est en constante évolution, l'utilisation de la musique en lien avec ces droits
l'est également, comme le démontre éloquemment son histoire.
Cet article, est issu d'une initiative étudiante
élaborée par l'organisation canadienne Droits et
Démocratie.
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