Éclectique, électrique Petite histoire du jazz « branché » d'hier à aujourd'hui Par Marc Chénard
/ 4 octobre 2004
Musicien oublié de nos jours, le
tromboniste et guitariste Eddy Durham a pourtant marqué l'histoire du jazz,
voire de toutes les musiques populaires qui naquirent après lui. En effet,
avant même sa venue dans l'orchestre de Count Basie au milieu des années 30, ce
musicien noir de l'époque swing a été le premier à avoir amplifié une guitare
acoustique au moyen d'un micro contact, et ce en 1929. Aussi primitive
soit-elle, cette innovation ouvrit la voie à l'électrification graduelle des
instruments, sans oublier la création de toute la lutherie électronique qui fait
désormais partie du paysage musical contemporain.
Dans le monde des musiques dites « sérieuses »,
cette lutherie existait déjà à cette époque : à ce titre, on pense bien sûr aux
ondes Marthenot, si prisées par Messiaen, au thérémine, (dont l'étonnante
histoire de l'inventeur, le Russe Lev Thérémine, mériterait un article à part
entière) ou encore au Trautonium de l'Allemand Friederich Trautwein (pour lequel
Hindemith avait composé un concerto et dont le seul exemplaire encore en
existence se trouve à Berlin chez son héritier Oskar Sala, toujours parmi nous à
94 ans). Dans les musiques populaires, la venue de ces nouveaux hybrides
électrifiés ne s'est pas faite du jour au lendemain.
Guitares et basses
Pourtant, dans une musique si dominée par la
batterie et les cuivres, le besoin d'amplification se faisait sentir pour
certains instruments moins puissants. À ce chapitre, les cordes ont eu un rôle
assez limité dans le jazz dit classique : le violon a eu très peu de solistes
émérites (sauf, bien entendu, Stéphane Grappelli, ou encore les Américains Eddie
South ou Stuff Smith) ; le violoncelle brilla quant à lui par son absence, du
moins jusqu'à ces dernières années, tout comme l'alto. Toutefois, la contrebasse
a réussi à s'imposer devant le tuba.
Mais de tous les instruments, c'est la guitare qui
a ouvert la voie à l'électrification du jazz.
Figure marquante s'il en est une, Les Paul a eu le
mérite de mettre au point une guitare purement électrique, qui ne pourrait être
entendue que par la transmission d'un courant électrique dans un circuit monté
dans sa caisse de résonance. Le légendaire Charlie Christian a bénéficié de
cette invention, à tel point qu'on le reconnaît comme le premier grand
guitariste du jazz. Même un Django Reinhardt en a utilisé une à la toute fin de
sa carrière, mais sa mort prématurée a laissé en suspens la question de savoir
s'il aurait vraiment délaissé sa Maccaferi acoustique.
Avec la montée du rock'n'roll dans les années
cinquante, on se mit à hausser le volume de la guitare et le timbre devenait de
plus en plus grèle. En jazz, par contre, les instrumentistes privilégiaient
toujours le son doux et rond, le regretté Wes Montgomery étant sans doute le
meilleur exemple à cet effet. Mais tout se mit à changer avec la montée en
flèche du rock au cours des années soixante: de nouveaux adjuvants, tels les
pédales, boîtes à distortion (« fuzz boxes ») étendaient les possibilités
sonores de la guitare de manière inimaginable. Sans guitare électrique,
aurait-il même été possible à Jimi Hendrix de marquer autant de musiciens que de
fans enivrés par sa virtuosité ? ...
Aussi importante la guitare électrique eût-elle été
dans les annales du jazz, d'autres instruments se sont aussi greffés à cette
révolution sonore. Toujours au début des années soixante, la basse électrique
fit son apparition et l'un des ses protagonistes était Monk Montgomery, le frère
de Wes. Dix ans plus tard, cet instrument avait prit une telle ampleur qu'il
avait remplacé la bonne vieille contrebasse dans le créneau florissant du jazz
fusion. Véritable Hendrix de la basse électrique, Jaco Pastorius reste encore la
figure emblématique de cet instrument, et ce plus de 15 ans après sa
mort.
Pianos, synthés et ordi
Pour sa part, le piano acoustique cédait sa place à
toutes sortes de claviers électriques, sans oublier la panoplie de
synthétiseurs, comme le mellotron ou le Moog. Une bonne dizaine d'années avant
que cet engouement vienne saisir la scène, l'inénarrable Sun Ra bidouillait déjà
sur des claviers électriques assez rudimentaires. Cependant, bon nombre de
musiciens qui tâtèrent le piano électrique dans les années soixante-dix finirent
par retourner à l'acoustique, sans doute lassés par sa mince sonorité. D'autres
ont en revanche essayé de trouver leur propre voie par l'électronique. Don
Preston (avec Frank Zappa) et Richard Teitelbaum en sont deux exemples, ce
dernier provenant davantage du milieu de la musique contemporaine et
personnage-clé de l'ensemble Musica Electronica Viva, un collectif
italo-américain basé à Rome à la fin des années soixante.
Autre instrument charnière entre le jazz et le pop,
l'orgue Hammond connut ses années de gloire à la fin des années cinquante et
soixante, une tradition remontant aussi loin que Fats Waller, mais propulsé
d'abord par Milton Buckner puis par Jimmy Smith. Ce dernier fit même le palmarès
avec quelques-uns de ses disques réalisés par Blue Note, la plupart avec une
instrumentation incluant une guitare électrique, un saxo ténor et une
batterie.
Même si l'acoustique revint de plus belle durant
les années 80, tout ce volet électrique n'a pas été congédié pour autant. Bien
au contraire, car les développements récents en informatique permettent aux
compositeurs autant d'écrire la musique que de manipuler en direct des matières
sonores acoustiques avec des résultats parfois inouïs. Tel est l'une des
tangentes exploitées par les musiques improvisées de notre temps. Pionnier dans
ce créneau, l'Américain Michael Waisvisz est l'inventeur de boîtes créant des
sons parasitaires (les « crackles boxes »), un travail de pure recherche sonore
qu'il poursuit en Hollande dans un institut voué à la recherche en
électroacoustique (le Steim). Spécialiste de la guitare sur table, le
britannique Keith Rowe a trafiqué de manière assez radicale son instrument par
des dispositifs d'amplification et de distortion sonore. D'une manière
similaire, l'artiste visuel Christian Marclay s'est approprié la table
tournante, ouvrant ainsi la voie à la culture des DJ et autres platinistes qui
usent et abusent de leurs vinyles. À cette liste de noms, hélas! bien trop
brève, on peut en ajouter nombre d'autres -- l'un d'entre eux étant le
guitariste norvégien Eivind Aarset -- mais il ne fait aucun doute que
l'électrification graduelle de la musique au cours du dernier siècle a eu un
impact considérable sur le jazz. De nos jours, les termes « acoustique », «
électrique » et « électronique » sont souvent perçus comme des catégories
discrètes, mais ce faisant on perd de vue le fait que ces qualificatifs ne
désignent que des moyens plutôt que la fin qui, elle, doit toujours être la
musique.
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