Tim Brady : Artiste au travail Par Réjean Beaucage
/ 4 octobre 2004
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Tim Brady est l'un des musiciens canadiens
les plus actifs. Sa saison 2004-2005 est marquée par la sortie de deux
disques, la création d'une deuxième symphonie, la reprise de son premier opéra,
créé en 2004, et... la création d'un deuxième ! À travers ce débordement
d'activité, l'artiste a tout de même trouvé le temps de répondre aux questions
de La Scena Musicale.
Tim Brady n'a pas abordé la guitare par son coté
classique, ou pour faire de la « musique de concert », cependant il est
aujourd'hui reconnu comme compositeur de musique contemporaine et ses œuvres son
interprétées par des ensembles aussi prestigieux que l'English Guitar Quartet ou
le Nouvel Ensemble Moderne. Il faut préciser que le musicien se sert quasi
exclusivement de la guitare électrique, un instrument qui n'en est encore qu'à
ses tout premiers pas dans l'univers des musiques de concert.
« C'est drôle, commente Brady, parce que, il y a 40
ans aujourd'hui [le 8 septembre 1964], les Beatles donnaient leurs fameux
concerts au Forum de Montréal ! Évidemment, comme pour un grand nombre de
baby-boomers, c'est d'eux que m'est venue l'envie de jouer de la guitare
électrique. Alors, bien sûr, la musique rock, le blues, et, vers 18 ans, la
découverte du jazz, avec le guitariste John McLaughlin et son Mahavishnu
Orchestra. Alors, m'intéressant à McLaughlin, je lisais, par exemple, une
entrevue qu'il avait donnée et où il disait aimer les rythmiques complexes à la
Bartók ou à la Stravinski. Je me disais "mais de qui parle-t-il ?" Après
quelques recherches, les premiers disques de musique classique que j'ai achetés
ont été un enregistrement du Sacre du printemps et un disque de musiques
de Debussy dirigées par Boulez. »
Par la suite, entre 18 et 30 ans Tim Brady vivra
deux vies en parallèle : celle d'un étudiant en guitare jazz qui donne des
concerts dans les clubs le soir venu et participe à des festivals, et celle d'un
étudiant en composition classique qui remporte des prix de la CAPAC (devenue
aujourd'hui la SOCAN) en 1981 (Quatuor à cordes nº 1), 1983 (Piano
Fantasy in Three Movements, Concertino for Orchestra), 1985
(Lyric) 1987 (Variants), etc.
« C'est en 1986, explique le musicien, lors d'un
séjour de 13 mois à Londres, que je me suis décidé à essayer de créer une
musique qui puisse représenter la somme totale de mes différentes expériences et
de mes différentes influences musicales. Quelque chose qui pourrait tout
englober, des Beatles jusqu'à Xenakis ! C'était la seule chose à faire, ou alors
il fallait accepter de vivre à jamais comme Jekyll et Hyde ! Donc, je joue de la
guitare électrique (je joue aussi de l'acoustique à l'occasion, mais je n'ai pas
la technique classique)... Il était hors de question, à 30 ans, de commencer
l'étude de la guitare acoustique. Les exemples combinants la composition de type
« classique » et la guitare électrique ne sont pas légion, mais il y en a...
Boulez, par exemple, dans Domaines [1968], en utilise une. Et puis d'un
point de vue strictement technique, la guitare électrique a un sérieux avantage
sur la guitare acoustique : l'amplification ! Quand on joue avec un orchestre,
c'est un détail qui a son importance. Et puis, si je ne m'abuse, lorsqu'une
guitare classique est utilisée aujourd'hui à l'orchestre... on l'amplifie ! Donc
nous sommes maintenant tous des guitaristes électriques. »
« En 1986,
poursuit Brady, il n'y avait pratiquement pas d'exemple de compositeur se
consacrant à la musique de chambre ou à la musique orchestrale incorporant une
guitare
électrique. C'est d'ailleurs
probablement ce qui m'a poussé à le devenir. Évidemment, plus jeune, j'avais
tendance à copier le style des grands ; je faisais du faux Elliott Carter ou je
jouais comme un faux John Abercrombie. C'était plus simple, de développer mon
propre langage dans un paysage presque vierge que dans des sentiers déjà
parcourus par des dizaines de compositeurs, alors j'ai choisi de devenir un vrai
Tim Brady ! Au début, je tenais tant à mon langage musical propre que je
n'écrivais pas une note que je ne serais pas capable de jouer moi-même !
Aujourd'hui, disons que je me laisse une certaine marge de manœuvre... Si je
veux écrire pour une flûte, par exemple, il sera impossible de reproduire ça
adéquatement à la guitare ; en tant que compositeur, il faut accepter la
spécificité de chaque instrument. »
La musique composée à l'aide d'une guitare a
certainement un caractère spécifique qui la différencie de celle composée à
l'aide d'un piano. Le compositeur commente : « Il est vrai que lorsque je
compose à la guitare, il y a pas mal moins de contrepoint ! L'harmonie est
également plus restreinte et se limite à deux, trois ou quatre notes. C'est
cependant une contrainte stimulante pour un compositeur. La guitare produit
aussi une musique très rythmée, et la façon dont l'instrument est accordé induit
des lignes mélodiques qui ne seraient pas naturelles sur un autre instrument.
Même lorsque je compose à l'aide d'un clavier, je me rends compte que j'utilise
quelquefois des intervalles propres à la guitare. »
La musique de Tim Brady est depuis quelque temps
déjà au programme de certains de nos orchestres et le compositeur a su
développer au fil du temps une écriture qui tient compte des contraintes
particulières qui sont celles des orchestres contemporains. « L'Orchestre
symphonique de Montréal m'a donné 45 minutes de répétition lorsqu'il a
interprété Three or Four Days After the Death of Kurt Cobain en novembre
2002, sous la direction de Rafael Frühbeck de Burgos. J'ai été gâté, parce que
c'est souvent beaucoup moins que ça, et l'Orchestre a donné une superbe
interprétation de ma pièce. Il faut être réaliste quand on travaille avec un
orchestre : il y a des contraintes budgétaires et syndicales phénoménales. Dès
qu'on écrit pour un orchestre, on est pris dans une grosse machine historique et
sociale qui est incontournable. On peut prétendre écrire de la musique pure sans
se soucier des contraintes de la réalité, mais on risque d'être décu... Je ne
parle pas de faire des compromis, de la musique simple, etc., mais il faut
savoir ce que l'on fait. Une fois que l'on a accepté les contraintes qui
viennent avec l'orchestre, on reste quand même avec un fabuleux instrument. Il
n'y a rien qui peut remplacer l'expérience de voir et d'entendre 90 ou 100
musiciens qui jouent ensemble ! »
Musiques d'ajourd'hui
Après une longue association avec la maison de
disques montréalaise Justin Time Records, où sont parus huit de ses
enregistrements avec des ensembles différents (Visions [1988], Double
Variations [1990], Inventions [1991], Imaginary Guitars
[1992], Scenarios [1994], Revolutionary Songs [1996], Strange
Attractors [1997], 10 Collaborations [2000]), Tim Brady choisissait
de faire paraître ses disques sous une autre étiquette, celle de la maison
Ambiances Magnétiques, spécialisée en « musique actuelle ». Le compositeur
explique : « Je ne crois pas qu'il y ait fondamentalement de différence entre ce
que j'ai enregistré pour Justin Time et ce que je fais maintenant, outre, bien
sûr, une certaine évolution. Mais le marché du disque a beaucoup évolué depuis
20 ans, et, vers 2000 ou 2001, tant de mon côté que du côté de Justin Time, qui
est dirigée par des gens que j'aime et que j'admire, nous avons senti que ma
musique ne serait peut-être pas très bien servie dans un catalogue qui devenait
de plus en plus jazz, mainstream. Je ne peux pas dire qu'il n'y a aucune
influence du jazz dans ma musique, mais tout de même, ce n'était plus une
association naturelle. Et puis je me suis rendu compte, en 1999, alors que
j'étais en tournée pour la promotion de Strange Attractors, que partout
où je débarquais, que ce soit en Australie ou en Chine, on me parlait
d'Ambiances Magnétiques ! Je me suis dit que ces gens-là savaient faire voyager
la musique ! »
Tim Brady a fait paraître chez Ambiances
Magnétiques en 2002 le disque Twenty Quarter Inch Jacks, sur lequel se
trouve l'œuvre du même titre, pour 20 guitaristes, qui a remporté le Prix Opus
de la création de l'année pour jeune public (le Conseil québécois de la musique
a également remis à Tim Brady lors de la même cérémonie le Prix Opus du
compositeur de l'année). En 2003 paraissait Unison Rituals, qui regroupe
des enregistrements de sa musique interprétée par le quatuor de saxophones
Quasar, l'ensemble Kappa et son propre ensemble, Bradyworks. Enfin, le 15
septembre dernier était lancé le troisième disque de Brady sous étiquette
Ambiances Magnétiques : Playing Guitar : Symphony #1, que le guitariste a
enregistré avec le Nouvel Ensemble Moderne (voir p. 20).
Peut-on dire que ces récents enregistrements sont
plus près de la musique contemporaine que ce que Brady faisait auparavant ? Pour
lui, la réponse est claire : « Pour moi Strange Attractors ou
Imaginary Guitars sont aussi des disques de musique contemporaine ;
toutes ces musiques sont écrites, je vends même les partitions ! Mais
évidemment, l'utilisation d'une guitare électrique pose encore une fois
problème... Avant, ce problème me dérangeait, tandis que maintenant, je ne m'en
fais plus avec ça. Ça fait 20 ans que les gens ne savent pas comment me classer
dans les magasins de disques ! Je pense que d'ici 25 ou 50 ans, le fait de jouer
de la guitare électrique ne sera plus associé à la musique rock ou au jazz comme
c'est le cas aujourd'hui et que l'instrument sera alors considéré simplement
pour ce qu'il est, c'est-à-dire un instrument avec lequel on peut jouer
n'importe quelle musique. Je crois d'ailleurs que le fait qu'il n'y ait
pratiquement plus de guitare dans le rap aidera à changer cette perception de la
guitare comme instrument emblématique de la musique « pop ». Un jeune guitariste
m'a contacté parce qu'il s'est inscrit en composition classique à l'Université
McGill et qu'il voulait avoir la guitare électrique comme instrument principal,
mais on lui a répondu que c'était impossible, qu'il n'y avait pas de répertoire
pour cet instrument ! Il m'a demandé de l'aider et il a pu passer une audition
et être admis. C'est une grande avancée ! La percussion avait ce même problème
au début du xxe siècle. »
Le plus récent disque de Brady, avec le NEM, une
institution qui bénéficie d'une réputation internationale enviable, est aussi,
sans aucun doute, un pas dans la bonne direction. Le guitariste et l'ensemble de
LorraineVaillancourt ont interprété l'œuvre avec succès à Montréal, New York et
Marseille et une tournée est planifiée pour 2006-2007. « Je ne l'ai pas fait
consciemment, commente Brady, mais cette œuvre-là résume magnifiquement tout mon
vocuabulaire, aussi bien en tant que guitariste qu'en tant que compositeur.
C'est le compositeur Michel Gonneville qui m'a fait réaliser, tout de suite
après la création, qu'il ne s'agissait pas simplement d'un concerto, mais plutôt
d'une œuvre transportant une pensée symphonique, ce que j'ai finalement accepté
lors du montage du disque, et voici donc ma Symphonie nº 1 ! »
Il suffisait de partir le bal, puisque Brady
présentera très bientôt sa Symphonie nº 2 « Fo(u)r Saxophones », pour
quatuor de saxophones et orchestre. C'est l'Orchestre symphonique de Winnipeg et
le quatuor Quasar qui en feront la création. « C'est le compositeur en résidence
Patrick Carrabré qui m'a proposé de composer une œuvre pour orchestre et quatuor
de saxophones, ce que j'ai accepté tout de suite, parce que j'y pensais déjà
depuis des années. Il me demandait 20 minutes... Je me suis laissé aller jusqu'à
32 minutes... Je leur ai proposé de ne jouer que les 2e et 3e mouvements pour la
création, l'interprétation intégrale se fera plus tard. »
Le compositeur s'est aussi laissé attirer ces
dernières années par le répertoire lyrique et son opéra de chambre Three
Cities in the Life of Dr. Norman Bethune, qui a été créé en 2003 à la
Chapelle historique du Bon-Pasteur, à Montréal, sera repris à Toronto, toujours
avec le baryton Michael Donovan, en janvier 2005. Puis, en avril 2005, à
Kitchener-Waterloo, ce sera au tour de la création d'un nouvel opéra, The
Salome Dancer, inteprété par quatre chanteurs et six musiciens. Le livret
est de John Sobol, lui-même un musicien et un poète, avec qui Brady a commencé à
discuté du projet en 1992 ! « L'opéra est déjà terminé, explique le compositeur,
et nous discutons déjà du prochain, John et moi. Par ailleurs, j'en ai quatre
autres en tête, dont deux impliqueraient un grand orchestre. »
Enfin, l'ensemble australien Topology fera paraître
chez Ambiances Magnétiques un disque regroupant des enregistrements d'œuvres
inédites de Tim Brady. Bref, on peut dire que le guitariste et compositeur a
vraiment le vent dans les voiles et que son bateau est parti pour se rendre très
loin !
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