Le voyageur immobile Par Réjean Beaucage
/ 9 septembre 2004
Le Docteur Faustroll, inventeur de la 'pataphysique et
grand explorateur, était d'autant mieux persuadé de l'insubmersibilité de son
navire que, selon son habitude invariable, il ne naviguait point sur l'eau, mais
sur la terre ferme. Par un tour de passe-passe analogue, il est possible de
voyager tout en restant sur place, en se contentant de fermer les yeux et
d'ouvrir les oreilles.
Même sans bouger, il existe plusieurs
façons de voyager. Les enregistrements de musiques du monde sont évidemment un
moyen sûr pour stimuler l'imagination, les bandes originales de films peuvent
aussi être très utiles à cet égard, et certaines expériences d'écologie sonore
sont également fort évocatrices.
Sony faisait paraître récemment le disque Between Heaven and Earth (SK
92494) du compositeur indien A. R. Rahman. Âgé de 38 ans et l'un des
compositeurs les plus populaires en Inde, Rahman est passé par le rock'n'roll,
puis par le Trinity College of Music de l'Université d'Oxford avant de revenir
chez lui pour se spécialiser dans la composition de musiques de film, comme
l'avait fait son père avant lui. Between Heaven and Earth est la première
oeuvre orchestrale de grande envergure du compositeur, déduite de la musique
qu'il a écrite pour le film Warriors of Heaven and Earth, du
réalisateur chinois He Ping (sur les écrans cet automne). Interprétée par les
Czech Film Orchestra and Chorus sous la direction de Matt Dunkley, la musique
est inspirée par le paysage vaste et changeant de la Route de la soie, qui
sillonne l'Asie de la Turquie à la Chine. On y entend aussi bien le duduk
arménien que le dizi et le erhu chinois ou les très sonores tambours taiko du
Japon, le tout bénéficiant d'une production d'une grande qualité. Dépaysement
garanti.
L'électroacousticien Christian Calon et l'artiste sonore Chantal Dumas font
paraître sous étiquette 326music (disponible via www.electrocd.com) un album
double intitulé Radio Roadmovies (326 006/007), qui rend compte de leur
périple à travers le Canada « de Montréal au Cercle Arctique à travers les
Prairies ». Le premier disque fait entendre Le petit homme dans
l'oreille, un «carnet de voyage narratif» qui s'est mérité le Grand Prix du
documentaire Phonurgia Nova 2001. Bribes de conversations, musiques et sons
divers, glanés tout au long du voyage, subissent un montage pour le moins
créatif qui donne à ce « documentaire » des allures surréalistes. Le deuxième
disque contient une oeuvre intitulée Documents de surface, qui n'offre
aucun dialogue, mais présente plutôt les sons (bruissements d'insectes, murmures
de cours d'eau, etc.) à l'état brut. Un paysage sonore moins directif que le
premier, dans lequel on peut se glisser à notre guise pour inventer notre propre
scénario. Grande qualité au niveau de la prise de son.
La compositrice torontoise Sarah Peebles faisait paraître fin 2002 sous
étiquette Post-Concrete le disque 108 – Walking throughTokyo at the turn of
the Century (post-004). L'oeuvre, une commande de Radio-Canada, est
un paysage sonore réalisé à partir d'enregistrements faits dans les rues de
Tokyo en décembre 1999 et en janvier 2000. Rendant à la perfection la frénésie
propre à l'expérience de la vie dans une grande ville japonaise, le disque,
est-il besoin de le préciser, n'en est pas un de relaxation... Conversations de
passants, bruits de la circulation, jingles déversés
en masse par les fenêtres ouvertes des voitures, jeux vidéos, tout y passe. La
seule accalmie est offerte par l'enregistrement de la cérémonie rituelle du
Joya-no-Kane, alors que résonnent 108 coups frappés sur les cloches des temples
bouddhistes du Japon afin de saluer la nouvelle année (la cloche du temple de
Chion-in, à Kyoto, pèse 74 tonnes !). Le disque contient un fichier informatique
qui permet de faire défiler automatiquement durant l'écoute 40 photos prises par
Christie Pearson dans les rues de Tokyo, pour peu que l'on ait vraiment envie de
transformer son ordinateur en projecteur de diapositives... Les photos sont
bonnes, mais l'on voit de bien plus belles images les yeux fermés !
La musique concrète est sans doute l'une des techniques les plus efficaces
pour créer de toutes pièces un paysage imaginaire. Certains compositeurs (on
pense à Robert Normandeau ou Gilles Gobeil, chez nous, à François Bayle, Luc
Ferrari, et plusieurs autres, en Europe) sont passés maîtres dans l'art de la
transfiguration sonore, détournant souvent des sons de tous les jours pour y
découvrir leur musique intrinsèque. Le compositeur d'origine montréalaise Martin
Gotfrit, aujourd'hui directeur de la School for the Contemporary Arts de
l'Université Simon Fraser, à Burnaby (Colombie-Britannique) a fait paraître ces
dernières semaines le disque On the Air (chez Centrediscs/Centredisques – CMCCD
9904). Passionné d'archive sonore, le compositeur propose une « musique
électroacoustique narrative » à base de sons trouvés grâce à une radio à ondes
courtes ou enregistrés au début des années 1960 sur son tout premier
magnétophone. L'univers électrique dans lequel Gotfrit transporte l'auditeur
permet tout autant un voyage astral qu'un voyage dans le temps. Il nous emmène
même dans les cages d'escaliers du World Trade Center, un certain jour de
septembre 2001...
Conscient qu'il y a malheureusement des voyages dont on ne revient pas, le
voyageur immobile préfère refermer les yeux pour se réfugier dans le doux
repaire de la nostalgie. Quarante ans avant septembre 2001 était en effet lancé
un film dont l'action se déroule aussi à New York. Sony Classical/Legacy a
réédité tout récemment la bande originale du film West Side Story (SK
89226). La musique de Leonard Bernstein est enfin reproduite dans son
intégralité, avec les Overture et End Credits, où le génie du
compositeur n'a d'égal que celui de l'orchestrateur. Mais il s'agit, bien sûr,
d'une comédie musicale, aussi une large place est-elle faite à la chanson (et à
la réhabilitation de Marni Nixon, excellente chanteuse qui a beaucoup oeuvré
dans l'ombre des stars) et aux textes de Stephen Sondheim, qui ne
manquent ni d'humour, ni d'une bonne dose de critique sociale (« Life can be
bright in America / If you can fight in America - Life is allright in America /
If you're a white in America »). Quelques bribes de dialogues tirés du film
s'ajoutent aux paroles des chansons pour que l'auditeur puisse suivre le
perpétuel combat entre les Sharks et les Jets, nouveaux Capulet et Montaigu de
ce Roméo et Juliette
moderne. Juste ce qu'il faut pour faire bouger le voyageur immobile jusqu'au
club vidéo le plus proche !
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