FIJM 2008 : Après le déluge
par Marc Chénard
Si l'Off Festival de jazz de Montréal passe pour la vitrine du jazz de chez nous et que le Suoni per il Popolo est devenu le rendez-vous des amateurs avertis en musiques créatives, le Festival International de Jazz de Montréal (FIJM) s'est donné depuis bien longtemps des allures de fête foraine, bien au-delà du genre musical qui figure dans son libellé. De toute manière, lorsqu'un événement placarde autant Public Enemy dans son programme qu'un clarinettiste Dixieland qui, de son propre aveu, se dit un amateur peu doué (vous voyez qui on veut dire...), cela en dit long sur les desseins de cette entreprise taillée, bien évidemment, aux goûts d'un public de touristes musicaux. Inutile de passer en revue dans ces lignes la litanie de critiques et de griefs formulés à son égard, c'est du réchauffé maintenant. Quoi qu'on dise sur ses visées (bien plus commerciales qu'artistiques, il va sans dire), il n'en demeure pas moins que l'amateur un tant soit peu connaisseur en la matière pourra tirer son parti de ce grand déluge musical annuel. Certes, on ne supplée jamais la qualité à la quantité, mais la probabilité augmente tout de même, si modeste soit-elle, en fonction du nombre. Comme par les années passées, quelques heureuses trouvailles se sont glissées dans son dernier lot de spectacles, trouvailles qui, doit-on le dire, sont souvent attribuables à des subsides de gouvernements étrangers permettant aux groupes de tourner dans notre pays.
Tel est le cas surtout de la série Jazz contemporain. Tenue cette année dans la plus petite des deux salles du Monument national, intimiste à souhait et tout à fait satisfaisante d'un point de vue acoustique, cette série donna l'occasion d'entendre cinq formations européennes, deux québécoises et un duo japonais.
26 juin. Ouverture avec le quintette de la pianiste et harpiste finlandaise Iro Haarla. Pour l'essentiel, elle présenta la musique de son disque ECM Northbound, paru en 2005, chroniqué d'ailleurs ici en mai dernier. En concert, la musique différait peu : les instrumentistes (pas les mêmes que sur le disque) jouant avec cette retenue si typique des musiques nordiques des compositions modales empreintes de lyrisme. Félicitons cependant la pianiste pour ses grands efforts déployés à donner ses présentations en français, d'autant plus qu'elle semblait bien mal à l'aise à assumer cette tâche en partant. À l'entr'acte, je me suis permis de prendre la poudre d'escampette (chose que je n'aime pas faire d'habitude), question de ne pas louper le second set du trio d'Evan Parker à la Sala Rossa (voir chronique plus bas). Du out of the cool de l'un, on se dirigea tout droit au into the hot de l'autre, et je ne vous fais pas dire que le mercure a fait tout un saut ce soir-là.
27 juin. Le duo hollandais de Ab Baars (saxo ténor, clarinette et shakuhachi) et sa conjointe Ig Henneman (violon alto) offrit un concert intimiste, moins planant ou lyrique que Haarla et cie, mais plus abstrait dans sa portée générale. Baars, que certains connaissent comme étant l'un des saxos les plus originaux, peut-être même décontenaçant à la première écoute, peut, dans un même solo, se faire doux comme sa partenaire, qui lui offre un contrepoint finement nuancé, puis rageur à la manière d'un Albert Ayler. Ensemble, ce couple a interprété de ses compositions, certaines reposant sur des thèmes aux contours mélodiques précis et jouées en reprise, d'autres servant davantage comme points de départ à des échanges purement improvisés. Bien que ce duo ait présenté son disque en concert (voir chronique, que l'on trouvera aussi en ligne dans le numéro de mai), on retiendra de cette musique d'improvisation de chambre une espèce d'austérité qui n'a pas su autant interpeller l'auditeur dans ce contexte que sur l'enregistrement.
28 juin. De l'intimisme des deux premiers soirs, on passait dans un tout autre registre avec le truculent trio suisse Steamboat Switzerland. Orgue Hammond, basse électrique et batterie, voilà une instrumentation calquée sur le fameux triumvirat Medeski, Martin and Wood; pourtant, la démarche de ces helvètes se situe à des lieux de son vis-à-vis américain. Comme le bref descriptif dans le programme l'indique (et avec justesse, pour une fois), il s'agit d'un alliage d'une énergie de rock métal à des compositions sophistiquées de musique contemporaine (preuves à l'appui, les liasses de pages noircies de notes étalées sur leurs lutrins). Décoiffante pour dire le moindre, cette musique ne s'apprivoise que si l'on laisse toutes ses notions sur le jazz à la porte. Il faut tout même admirer le savoir-faire des musiciens (Lucas Niggli, batterie, Marino Pliakas, basse et Dominik Blum, orgue) à maintenir un tel train d'enfer qui, en dépit de son volume sonore, n'était pas délétère pour l'oreille (attribuable au très bon boulot du preneur de son, qui a accompli impeccablement sa tâche dans tous les spectacles entendus dans cette série).
29 juin. Retour à des terrains sonores plus familiers, ou moins décapants, avec le couple nippon de Satoko Fujii (piano) et de Natsuki Tamura (trompette). L'une des artistes les plus prolifiques de notre temps, la pianiste compte près de 50 (!) disques en moins de 15 ans de carrière, tout un exploit. Compte tenu du fait que la première montréalaise de ce duo s'est déroulée à guichet fermé, tout comme le spectacle du lendemain — soit près de 140 sièges occupés à chaque soir — cela offre un signe encourageant que ces musiques souvent qualifiées de marginales attirent plus qu'une poignée d'amateurs. Qui plus est, le duo a été très bien reçu et nul n'avait à redire sur sa belle prestance en scène; entre eux, ils trouvèrent un savant équilibre entre lyrisme et audaces, la pianiste offrant un soutien exemplaire au trompettiste qui y alla d'un solo particulièrement enlevé avant la pause.
30 juin. Également en tournée pancanadienne, le Corkestra de Hollande (présenté lui aussi dans le numéro de mai du magazine) termina son périple de cinq villes à Montréal. Neuf musiciens sous la férule du pianiste et compositeur Cor (d'où le nom du groupe) Fuhler s'attaquèrent à un répertoire de pièces aussi singulières que son instrumentation (deux batteries, une joueuse de cymbalon, une flûtiste, un clarinettiste, un saxo ténor — l'excellent Tobias Delius — une guitare, contrebasse et piano). Un an après son début nord-américain au FIMAV à Victoriaville, cet ensemble récidiva avec une prestation que certains qualifieront d'échevelée, même d'iconoclaste. Parfois purement abstrait, parfois propulsé par un genre de swing clopinant, ce groupe, qui ne sonne comme aucun autre, ne manque pas de cet humour hollandais, parfois désarçonnant pour l'auditeur, celui-ci compris. Si jazz il y a au-delà des règles même de cet art, M. Fuhler a certainement quelque chose à proposer, ne serait-ce qu'au prix de certains coups dans l'eau.
Mais gardons-nous de croire que ce sont les seuls musiciens d'avant-garde qui manquent leur coup. Bien au contraire, car on en trouve des légions d'autres qui ne font que reproduire des formules convenues, faute de moyens ou de vision personnelle. Plus désolant encore est le fait d'entendre des musiciens doués, voire extraordinairement habiles techniquement, qui ne réalisent pas leur potentiel artistique. Exemplaire à cet effet, si exemple il y a, le saxophoniste James Carter est la preuve vivante de cette confusion qui sévit entre virtuosité instrumentale et virtuosité artistique.
6 juillet. En soirée de clôture du festival, M. James C. a marqué — non sans tambours et trompette — un retour attendu en ville après six ans d'absence. Armé de deux saxos (ténor et soprano), d'une clarinette basse et d'une flûte (qu'il n'employa pas), entouré de quatre inconnus qui lui servirent de toile de fond, Carter s'est livré à une démonstration grandiloquente de ses aptitudes instrumentales qui, on en conviendra, sont rien de moins que phénoménales. Certes, il serait difficile de trouver un autre musicien sur cette planète capable de l'égaler, mais il n'en demeure pas moins que la confusion qui pointait déjà jadis dans sa musique a atteint ici un véritable paroxysme, bien que plus d'une poignée de spectateurs n'y ait vu que du feu... Ce qui n'est guère surprenant, vu que bénéficiant de l'appui d'un major, le saxophoniste transforme la moindre de ses performances en véritable cirque médiatique. Sa prestation se déroula comme une copie quasi-conforme de son tout récent disque au titre un tant soit peu paradoxal : Present Tense (une chronique de ce disque paraîtra d'ailleurs dans la livraison de septembre de La Scena), le répertoire différant à peine du disque. Dans son ensemble, le concert passa en revue un véritable catalogue de styles de jazz d'époques antérieures : hard bop type des années 1950, hommage à Dolphy (son unique escapade à la clarinette basse, comme vous l'aurez peut-être deviné), un standard (You go to my Head, où il céda sa place a son acolyte trompettiste, plus musical en soi, mais résolument moins performant du point de vue technique), jazz latin, swing plus classique (pièce de Django Reinhardt) etc. Si on souhaite nous vendre cette salade comme du jazz au temps présent, aussi bien en faire son deuil et donner raison aux croque-morts qui l'estiment moribond depuis belle lurette. Quelle perte de talent, hélas !
5 juillet. Le soir précédent, dans la même salle du Théâtre Jean-Duceppe, l'un des plus vieux routiers du jazz se présenta sur scène d'un pas un tant soit peu hésitant (ce qui se comprend à 87 ans) : l'intarissable et l'inénarrable M. Dave Brubeck. (Notons ici en passant qu'il a partagé les honneurs de la série Invitation avec deux autres jeunots, soit Hank Jones, 90 ans le 31 juillet dernier — Happy Birthday Mr. Jones ! — et McCoy Tyner, 70 ans en décembre prochain. À bien y penser, on aurait pu facilement qualifier cette série comme étant l'aile gériatrique du festival et les organisateurs auraient pu tout de même décrocher une commandite de… Geritol !) Cela dit, je n'ai jamais entrevu la possibilité de voir un jour ce pianiste qui m'a toujours paru terriblement prévisible et lourd dans ses solos. Mais ici, la proposition était différente, soit la résurrection de sa musique écrite pour octette à la fin des années 1940, à l'époque même où il étudiait auprès de Darius Milhaud. (Les intéressés sont priés d'écouter les originaux sur Fantasy ou dans les deux premiers disques du coffret anthologique Time Was, PROPERBOX090.) Pour le concert, il fallait d'abord patienter en écoutant le quartette gruger de vieux saucissons, le déroulement de chaque pièce suivant un même plan de jeu, avec un solo de batterie en sus par-ci, par-là; en revanche, le saxo alto Bobby Militello a fait belle figure dans ses solos, sans compter un impressionnant tour de taille. Quant au pianiste… enfin, on connaît son histoire. Après un temps qui m'a paru terriblement long, cinq de nos musiciens se sont présenté sur scène, en l'occurrence : Janis Steprans, clarinette, André Leroux, ténor, David Bellemare, baryton, Aron Doyle, trompette et Jean-Nicholas Trottier, trombone. Pour ceux qui tiennent le compte, cela fait neuf musiciens, sans compter un directeur. Cela s'explique par le fait qu'on ait cru bon de diviser en deux la partie du clarinettiste d'origine, Bill Smith, qui, lui, tenait aussi celle du baryton. Puisque ces musiciens n'avaient eu leurs partitions en main que deux semaines avant le concert et qu'une seule répétition a eu lieu la veille — si l'on exclut une autre, plus brève, tenue durant le test de son l'après-midi même — on ne peut qu'applaudir le travail des nôtres dans une musique qui avait certainement ses exigences d'un point de vue technique, mais dont la virtuosité réelle se situait sur le plan artistique. Point de confusion ici, car l'exécution était pleinement mise au service du concept, plutôt que le contraire. Quant au public, il n'afficha pas le même enthousiasme dans cette partie que dans la première, au cours de laquelle il ne ménageait en rien ses applaudissements, trahissant ainsi son parti pris pour les formules convenues. Pour l'anecdote enfin, les partitions d'origine ont été perdues, retranscrites ces dernières années (pas toujours parfaitement, nous informe-t-on) puis rejouées en concert en 2004, soit plus de 55 après leur création. De nos jours, cette musique ne cache pas ses rides (comme celles du pianiste), mais elle a quand même devancé les plus célèbres séances du Birth of the Cool de Miles Davis de deux ans et tout le chapitre de la Third Stream Music d'une bonne décennie, sans oublier les multiples tentatives de réconciliation subséquentes entre le jazz et la musique classique. Et pour ceux qui se le demandent, ils ont bel et bien terminé le concert avec le plus célèbre morceau en 5/4 de tous les temps (arrangé sommairement pour l'ensemble au complet), pièce, qui, comme on le sait, a contribué davantage à la gloire du pianiste qu'à celle de son acolyte et compositeur du thème, Paul Desmond.
En bref
Depuis l'an dernier, le Bar Upstairs s'est associé au FIJM en programmant sa propre série de spectacles dans son antre de la rue McKay. Ce chroniqueur y a fait le détour en fin de festival pour assister au quartette du clarinettiste (si bémol et basse) Matthieu Bélanger. Pas de surprises pourrait-on dire, car le groupe a repris, à une exception près, son disque Insomnia (voir chronique dans le numéro de février de La Scena Musicale). En revanche, l'énergie du leader vaut le détour et sa maîtrise instrumentale fait de lui un des plus convaincants instrumentistes hantant la scène du jazz à Montréal. Plus effacé, le trio d'accompagnement (Andrée Boudreau, piano, Adrian Vedady, contrebasse, et Claude Lavergne, batterie) a bien tenu la cadence, mais ne pousse pas trop le clarinettiste, qui a tous les atouts nécessaires pour faire lever la musique à lui tout seul. En sus, il a offert une version latinisée du vieux tube de Joe Dassin, L'été des indiens, jolie mélodie en soi sur laquelle Bélanger a réussi à faire jaillir quelques belles étincelles à la clarinette basse.
Un mot enfin sur la programmation extérieure. Nul n'a besoin de parler des cohues entassées autour de la Place-des-Arts, et du capharnaüm qui y règne, le plus souvent dû à des sonos assourdissantes. Bien qu'ayant appris à me tenir le plus loin possible de tout ce cirque, j'y ai quand même osé y mettre les pas à deux reprises, la première étant la prestation du groupe australien Way out West, la seconde étant une représentation d'un groupe d'universitaires d'ici reprenant la musique du compositeur Raymond Scott. Juste avant de me rendre au spectacle de Brubeck, je me suis donc permis d'assister à une vingtaine de minutes d'un sextette australien, dont le disque sera recensé dans le numéro de septembre du magazine. Mal servi encore une fois par une sono qui réduisait le son de basse en un bourdon indistinct et une amplification exagérée de la grosse-caisse, ce groupe semblait à tout le moins chauffer les planches, mais ne pouvant pas vraiment faire une idée de la prestation, je me suis tiré avec le souhait d'avoir quelque chose de mieux à me mettre sous les oreilles avec le disque. L'ensemble étudiant, pour sa part, présenta des reconstitutions historiques de ce curieux compositeur qu'était Raymond Scott. Dans les années 1930, il fabriquait un genre de Novelty Music assez sautillante, sans improvisation aucune, et aux titres saugrenus (Dinner Music for A Pack of Hungry Canniabals, Tobacco Auctioneer, Boyscout in Switzerland…). Historique donc, cette musique n'a pas laissé d'impact sur le jazz, encore moins sur la musique en général, mais s'écoute de nos jours avec un sourire dans le coin de la bouche. Pour une demi-heure, on s'amuse, mais on a rapidement envie de se mettre quelque chose d'un peu plus substantiel entre les oreilles.
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