SCENA Jazz

Sunday, June 1, 2008

Jimmy Giuffre: Quiet Now (1921-2008)


par Marc Chénard

Le 24 avril dernier, à quelques jours de son 87e anniversaire, le clarinettiste, saxophoniste et compositeur Jimmy Giuffre passa l'arme à gauche. Victime de la maladie de Parkinson — les premiers symptômes s'étant manifestés au début des années 90 — ce musicien et pédagogue s'était complètement retiré de la scène à cette date, quittant à peine sa demeure du Massachusetts pendant les 15 dernières années de sa vie. Oublié du grand public, ce grand artiste d'une grande humilité a pourtant suscité admiration et respect d'un nombre considérable de musiciens qui ont reconnu, pour la plupart assez tardivement, la réelle teneur de sa contribution au monde du jazz. Étalée sur une bonne cinquantaine d'années, sa carrière a été marquée de quelques succès, mais il n'en demeure pas moins qu'il a dû faire face à une certaine incompréhension, autant chez les amateurs que chez les critiques, notamment avec son trio de chambre acoustique du début des années 1960 (voir plus bas), voire ses excursions avec un quartette électrique au milieu des années 1980. Pour les uns, ses expériences en trio inspirées par le free jazz naissant étaient inacceptables en tant que transgression du canon de la note bleue; pour d'autres, en l'occurrence les tenants de cette New Thing afroaméricaine, sa démarche n'était pas suffisamment contestataire. Nonobstant ces points de vue, Giuffre ne s'est jamais considéré comme un radical, encore moins comme un révolutionnaire prêt à monter sur les barricades. Rien de tout cela pour lui.

L'aventure cool
Né le 26 avril 1921 à Dallas au Texas, ce musicien blanc grandit dans un milieu qui baignait dans le blues, le Gospel et les Spirituals. Par ailleurs, son instrument premier, le saxo ténor, aurait pu le rapprocher de la lignée de ces « Texas Tenors » au son légèrement acidulé et décidément très bluesé. Sa première vraie percée, il la connaît à la fin des années 40 en tant que compositeur d'un thème, Four Brothers. Cette ligne de facture bop deviendra la signature d'une des grandes formations de Woody Herman; son titre fait justement allusion à la section de saxophones, dont Giuffre, par un coup de sort, ne fera même pas partie.
Comme musicien, Giuffre deviendra, dans les années 1950, l'un des faire-valoir de cette soi-disant école de la West Coast Cool. Durant son séjour à Los Angeles, il étudiera avec le compositeur Wesley Laviolette, genre d'éminence grise qui influencera d'autres jazzmen à enrichir la palette compostionnelle du jazz avec des techniques d'écriture issues de la musique classique.
Durant cette même décennie, Giuffre poursuivra autant cette tangente d'écriture, parfois en écrivant des pièces sans part d'improvisation aucune, parfois en mettant sur pied des formations inusitées (par ex. : un trio avec trompette, batterie et clarinette, une autre avec guitare et contrebasse et une variante de cette dernière avec trombone à piston et contrebasse.). Avec ces dernières, il se constitue un répertoire assez original à partir de thèmes d'une simplicité parfois désarmante, voire presque folkloriques, le plus célèbre d'entre eux étant The Train and the River, qui connut d'ailleurs un certain succès en son temps. Dans ces groupes, il passe souvent entre les saxos ténor et baryton durant un morceau, sans oublier son tout premier et sans aucun doute plus important instrument de son arsenal : la clarinette.
S'il faut retenir une seule chose de ce musicien, du moins en tant que réelle contribution au jazz, c'est justement le fait d'avoir proposé une nouvelle voie pour la clarinette, instrument que le jazz moderne de l'époque avait banni de ses rangs en la laissant languir dans les limbes du jazz traditionnel de l'ère du Swing et du jazz néo-orléanais. Jusque-là, ses praticiens jouaient surtout dans le registre aigu comme par obligation, question de mieux se faire entendre parmi les cuivres, batteries et autres; Giuffre, en revanche, misa sur le registre grave, le chalumeau comme on l'appelle, avec une part de souffle perceptible dans le son. Cette préférence, il la cultivait au point même de jouer des solos entiers sans jamais utiliser sa clef de registre, un remarquable exercice de discipline en soi.
Reconnu donc comme l'un des chefs de fils de cette esthétique cool, Giuffre bénéficia d'une certaine notoriété et se trouva du même coup au centre d'un débat qui opposait cette approche caractérisée par un swing léger et presque désinvolte à celle du hard bop de New York, plus expressive et énergique. Peu avant 1960, il choisit de s'établir dans la Mecque du jazz et se lança, un an plus tard, dans ce qui allait devenir plus audacieuse aventure musicale de sa carrière.

L'ultime trio
À l'instar de ses groupes précédents, Giuffre forma un autre trio sans batterie, trio constitué cette fois-ci du pianiste Paul Bley, du contrebassiste Steve Swallow (avant son passage à la basse électrique) et de lui-même… à la clarinette exclusivement. La  « douce intensité » (terme qu'il utilisait pour qualifier son approche) serait l'une des principales assises de cet ensemble qui tentera à sa manière de se désaffranchir des balises harmoniques et formelles du jazz. Par ses trois enregistrements en studio (Fusion et Thesis - réédités au début des années 1990 dans le coffret double 1961 sur ECM - suivis de Free Fall sur Columbia un an après) le trio, inspiré par la proposition révolutionnaire d'Ornette Coleman de couper le cordon ombilical entre la forme et le contenu, franchit un autre pas en abolissant peu à peu la métrique régulière qui sous-tendait la musique de Coleman (un autre Texan), puis en se livrant à des jeux de timbres subtils liés à un langage harmonique davantage apparenté à la musique contemporaine qu'au jazz. À cette même époque, faut-il le noter, le rapprochement entre le jazz et la musique classique, la Third Stream, était bien mal vu par l'establishment critique qui, du même coup, relégua Giuffre au même ban. En dépit d'une tournée européenne presque légendaire (documenté sur les disques HatOLOGY Emphasis & Flight 1961), le groupe n'a pas pu tenir le coup; Giuffre a dû gagner sa croûte dans l'enseignement tandis que Bley tira habilement son épingle du jeu dans les eaux troubles du Free Jazz alors que Swallow (comme tout bon accompagnateur) fit son bonhomme de chemin avant de trouver sa place au soleil en tant que spécialiste de la basse électrique.

Le filon à suivre
Bien que difficile pour le saxophoniste, cette courte période (et surtout les années qui s'ensuivirent) ont entr'ouvert, si timidement soit-il, une porte pour le jazz, porte par laquelle une génération de musiciens improvisateurs du Vieux Continent allaient éventuellement s'engager. Par une curieuse ironie, c'est un autre genre américain, le Free Jazz, qui allait bientôt rompre la servitude des praticiens de cet art en Europe à leurs modèles étatsuniens. Les années 1960 sont donc une période-charnière sur tous les plans et la naissance de la musique improvisée européenne n'était qu'une parmi bien d'autres manifestations d'un tumulte social, politique et culturel qui a déferlé sur l'Europe, tumulte qui, comme on le sait, a atteint son paroxysme en 1968.
Mais après avoir tout fait éclater, que faire avec les décombres ? Désormais, il fallait non seulement reconstruire à partir d'autres propositions musicales mais de nouvelles visions aussi. Et c'est précisément là que cette « douce intensité » offrit un filon à suivre, filon dont on a pas encore épuisé les possibilités de nos jours. Mais qu'on s'entende ici : la musique de Giuffre en 1961 était une musique pleinement de son temps, mais elle lui a survécu, et ses enjeux sont tout aussi sinon plus pertinents et actuels aujourd'hui qu'à cette lointaine époque. Et pour preuve, le saxo ténor Ken Vandermark (invité par le festival de Vancouver et celui de la Casa del Popolo à Montréal à la fin de juin) a formé un trio avec piano et basse appelé justement « Free Fall » et dans lequel il ne joue que des clarinettes (si bémol et basse). Signalons du reste qu'il ne s'agit pas de relectures de pièces du trio d'origine mais bien d'une extension de celui-ci : n'est-il pas de meilleur hommage que de se laisser inspirer par un musicien en voulant porter son héritage de l'avant que de le reproduire tout simplement ?

Les retrouvailles
Pour revenir à Giuffre, il n'enregistre que de manière sporadique dans les années qui suivront, entre autres : deux disques (avec contrebasse et batterie) en 1971 et 1975 (dans lesquels on l'entendra aux flûtes) et trois autres dans la prochaine décennie à la tête d'une formation avec basse et claviers électriques. Pourtant, en 1989, un producteur français, Jacques Pussiau, lui donne l'occasion de retrouver ses anciens compagnons de route des années 1960. Le label français Owl publiera deux titres l'année suivante (hélas ! quasi-introuvables, comme un troisième paru en 1992), le point d'orgue de cette formation marquée par un ultime document édité en Italie par Soul Note. Notons en terminant quelques séances avec le joueur d'anches français André Jaume : Eiffel, sur CELP, Momentum, sur hatOLOGY, et Talks and Plays, également sur CELP (ce dernier titre étant un coffret double comprenant un disque de duos et de solos et un autre où Giuffre raconte sa vie lors d'une entrevue radiophonique… un must pour collectionneurs !)
 
Coda
En 1990, au Festival International de jazz de Montréal, ces trois mêmes messieurs, Giuffre, Bley et Swallow, se sont retrouvés sur la scène du TNM pour un concert qui n'était rien de moins que magique (si si, j'y étais !). Fait remarquable, ce trio s'était produit une fois auparavant en ville, 29 ans plus tôt pour être exact, et ce dans le même théâtre, l'ancienne Comédie canadienne.
Bley, que l'on connaît comme personnalité musicale (et physique) assez imposante, se prêta au jeu avec un degré de respect rarement vu, accordant une place égale à ses complices. Giuffre, qui avait abandonné le ténor depuis belle lurette, joua du soprano ce soir-là, et sa clarinette bien sûr. Il n'y eut ni haute voltige, ni grand déploiement durant ce concert mémorable, mais une connivence musicale exemplaire. 

Jimmy Giuffre: 10 essentiels
par Félix-Antoine Hamel


Tangents in Jazz (Capitol, 1955, réédition Membran, Fresh Sound (New Forms In Jazz) et Giant Steps (The Cool One)). Avec un quartette sans piano du type popularisé au début des années 50 par Gerry Mulligan et Chet Baker, Giuffre initie avec cet album son processus de transformation du rôle traditionnel des instruments dans le petit ensemble de jazz: la contrebasse et la batterie perdent ici leur rôle rythmique traditionnel pour devenir des interlocuteurs à part entière. C'est de cette première expérimentation (encore quelque peu maladroite) que découleront les futurs ensembles du clarinettiste. 

The Jimmy Giuffre Clarinet (Atlantic, 1956, réédition Collectables). De cet album "concept", on retiendra "So Low", l'introduction, caractéristique de ce miniaturiste qu'était Jimmy Giuffre: un blues lent, qu'il joue seul à la clarinette, marquant le tempo avec son pied. Le reste de l'album le voit trimballer le timbre boisé de son instrument dans les contextes les plus divers, du duo au nonette. 

The Jimmy Giuffre 3 (Atlantic, 1956-57). C'est avec "The Train And The River" que Giuffre connaîtra l'un de ses plus grands succès: on se souvient de ses versions filmées, dans l'émission "The Sound of Jazz" (voir ici) pour la télévision, et dans le célèbre film "Jazz On A Summer's Day" (voir ici). La version originale se trouve sur ce disque, le premier de son célèbre "3", dont le guitariste, Jim Hall, sera son plus fidèle collaborateur jusqu'en 1960. 

Western Suite (Atlantic, 1958). En 1958, le trombone de Bob Brookmeyer remplace dans le trio la contrebasse, ce qui en fait un groupe unique pour l'époque: sans piano, sans contrebasse et sans batterie! "Western Suite" est peut-être le chef-d'oeuvre de la première période de Giuffre, qui poursuit ici le mélange jazz-folklore initié avec "The Train And The River". Par moments, on croirait entendre le Bill Frisell de "This Land"! 

Jimmy Giuffre 3, 1961 (ECM, 1961, album double, réédition de Fusion et Thesis, parus originalement sur Verve). Paradoxalement, cet album double marque à la fois une rupture et un achèvement dans la musique de Giuffre. En effet, on peut considérer cet enregistrement comme son classique. C'est ici que ses conceptions de jazz "de chambre" prennent toute leur substance, admirablement servies par les compositions, dont plusieurs d'une (alors) toute jeune compositrice, Carla Bley. 

Free Fall (Columbia, 1962). L'album le plus radical de Giuffre: en plus du niveau d'interaction atteint dans "Fusion" et "Thesis" (et les concerts de cette époque édités chez hatOlogy), on trouve ici une plus grande volonté d'abstraction, et un éclatement de l'ensemble qui se fragmente en duos et solos. En trouvant une direction différente pour le Free Jazz, hors des démonstrations exacerbées de la fire music, le trio pavait la voie pour les improvisateurs du futur. Dans notre industrie musicale actuelle, qu'un major comme Columbia puisse enregistrer (et publier) un tel album est impossible. Qu'il ait pu se le permettre en 1962 était essentiel pour l'avenir de la musique. 

Paris Jazz Concert Olympia February 23 1960, February 27 1965 (Olivi/RTE, 1960-65). Cet enregistrement de deux concerts parisiens de Giuffre n'est peut-être pas essentiel, mais il permet de constater le chemin parcouru par Giuffre en une courte période. Ceux-là même qui applaudissaient "My Funny Valentine" en 1960 devaient huer et siffler le ténor acerbe détaillant "Ictus" cinq ans plus tard. C'est en tout cas la seule occasion connue d'entendre le trio avec Don Friedman et Barre Phillips, qui ne fit jamais de disque en studio. 

The Train And The River (Choice/Candid, 1975). Reprenant le titre le plus célèbre de sa période folk-jazz, Giuffre signe ici un disque qui s'inspire plutôt des folklores du monde, utilisant la flûte et signant ses compositions de titres assez zen ("Om", "Tibetan Sun", etc.). On découvre ici un nouvel équilibre dans sa musique, une nouvelle sérénité. On pourrait presque parler de chef-d'oeuvre oublié. 

The Life Of A Trio: Saturday et The Life Of A Trio: Sunday (Owl, 1989). La réunion du trio avec Paul Bley et Steve Swallow ne prend évidemment pas le parti de la relecture, de la reprise. Les diverses configurations rappellent "Free Fall", sans l'urgence, mais avec une maturité supplémentaire, celle de trois maîtres au sommet de leur art. 

Talks & Plays (CELP, 1992). L'une des collaborations les plus sympathiques des dernières années de Giuffre fut celle avec le saxophoniste-clarinettiste français André Jaume, dont le label CELP devait publier certains des (rares) disques du grand clarinettiste. Cet album double propose un disque complet d'entretiens, plus un disque de solos et duos. 

Ceux qui douteraient de l'influence de Jimmy Giuffre dans le jazz contemporain pourront écouter les deux disques de Paul Bley en trio avec Evan Parker et Barre Phillips (Time Will Tell, 1994 et Sankt Gerold, 1996, les deux sur ECM), le trio de Michael Moore (Chicoutimi, 1993, et Bering, 1996, sur Ramboy) et le trio de Ken Vandermark, Free Fall, avec les scandinaves Håvard Wiik et Ingebrigt Håker Flaten (Furnace, 2002, sur Wobbly Rail, Amsterdam Funk, 2005 et The Point In A Line, 2007, les deux sur Smalltown Superjazz). Trois groupes qui, sans chercher à imiter le célèbre trio, en font survivre l'esprit.