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La Scena Musicale - Vol. 6, No. 3

Nadia Boulanger, la femme au bout du couloir

Par Don Campbell / 1 novembre 2000

English Version...


´Pour ce qui est de la pédagogie musicale – et, par extension, de la création musicale –, Nadia Boulanger est la personne la plus influente qui ait jamais vécu.ªNed Rorem, 1979

J’ai rencontré Nadia Boulanger pour la première fois à Fontainebleau à l’été de 1960. Quarante ans plus tard, je suis encore ébahi par la profondeur et l’étendue de son influence sur la musique d’aujourd’hui. Les méthodes pédagogiques et les techniques de composition modernes ainsi que le recours à l’ordinateur comme outil de notation ont profondément modifié la façon dont nous composons, orchestrons et organisons notre expression musicale. Toutefois, Nadia Boulanger et ses remarquables talents de pédagogue, qu’elle a exercés durant plus de 70 ans, peuvent toujours guider et inspirer les étudiants des générations futures.

´On ne peut jamais former un enfant trop soigneusement. En éducation générale, l’enfant apprend à reconnaître les couleurs, les mots, mais non les sons. Ainsi, les yeux sont formés, mais les oreilles, très peu. Ce n’est pas parce qu’on m’a enseigné que le rouge n’est pas le bleu que j’ai songé à devenir peintre. Mais la plupart des gens n’entendent rien parce que leurs oreilles n’ont jamais été formées et beaucoup de musiciens entendent très mal et très peu.ª

Nadia Boulanger était un maître de la précision sonore. Elle insistait pour que l’oreille et la concentration de l’esprit soient si finement développées, que les intervalles, les motifs rythmiques et les enchaînements harmoniques soient profondément incrustés, non seulement dans la pensée consciente, mais également dans le fonds d’archives mélodiques et harmoniques contenues dans la mémoire de la musique entendue durant toute une vie.

Née dans une famille de musiciens, Nadia a été, comme sa sœur Lili, le fruit de quatre générations de professeurs et d’artistes au Conservatoire de Paris. Née le 16 septembre 1887, le jour du 72e anniversaire de naissance de son père, elle devint vite un phénomène musical. Le son était trop redoutable pour ses jeunes oreilles et ce n’est qu’à l’âge de cinq ans qu’elle fut enfin capable d’écouter de la musique. Habituellement, elle se sauvait en se bouchant les oreilles. Un jour, lorsqu’un camion de pompiers passa devant l’appartement de la famille à Paris, elle lança un puissant cri à l’unisson avec le bruit de la sirène et soudain se leva et enfonça la même note sur le clavier du piano. À partir de ce jour, elle resta rivée au piano, reconnaissant la parenté des sons qui provenaient du monde musical et non musical qui l’entourait. À l’âge de 16 ans, elle avait déjà remporté la plupart des premiers prix du Conservatoire et le second grand prix de Rome.

Sa sœur cadette, Lili, brillante visionnaire dans le style impressionniste, fut en 1913 la première femme à obtenir le grand prix de Rome. Lili mourut le 15 mars 1918 à l’âge de 24 ans. Nadia déclara alors qu’elle ne composerait plus jamais et commença la fabuleuse carrière de mentor des jeunes compositeurs et artistes qu’elle mena jusqu’en 1979, année de sa mort à Fontainebleau à l’âge de 93 ans.

Dès la première session du Conservatoire américain à Fontainebleau en 1921, Nadia Boulanger commença à établir sa réputation de professeur extraordinaire, capable de se rappeler chaque enchaînement d’accords dans les préludes et fugues de Bach et d’expliquer comment ils se rattachaient à la musique moderne.

Lorsque Aaron Copeland se présenta à ce premier stage d’été, il ne pouvait s’imaginer étudiant avec une femme. Après quelques semaines, cependant, l’un de ses confrères le convainquit d’assister à un cours de ´cette femme au bout du couloirª. En l’espace de deux heures, sa vie fut changée. Il trouva un mentor, une collègue et une amie. En quelques années, des douzaines de musiciens prometteurs s’établirent à Paris pour étudier avec elle et, au cours de sa carrière, des milliers d’étudiants venus de l’étranger ont été captivés par son talent tout en étant à la fois exaltés et intimidés par ses connaissances et inspirés par sa philosophie, qu’elle énonçait d’une voix grave.

´Le déchiffrage est comme la vie. L’intention première est de partir du début et de se rendre à la fin. Ne jamais arrêter. Ne jamais arrêter la vie. Elle doit continuer, même avec une erreur, même si nous croyons nous répéter.ª

Durant toute sa longue carrière, sa capacité de citer des exemples musicaux était si phénoménale qu’elle semblait posséder du bout des doigts une entière concordance de l’harmonie et de la tonalité occidentales. Alors que je rédigeais mon livre Master Teacher, Nadia Boulanger (Pastoral Press, 1983), un élève me raconta comment, après avoir étudié durant quelques secondes la partition d’un nouveau mouvement de quatuor, Nadia Boulanger lui dit: ´Mon ami, ces quatre mesures ont les mêmes enchaînements harmoniques que le Prélude en fa majeur de Bach et que certaines mesures de la Ballade en fa majeur de Chopin. Vous ne pourriez pas trouver quelque chose de nouveau et de plus intéressant?ª

À l’âge de 13 ans, je pénétrai dans un monde de solfège, de contrepoint et d’harmonie au clavier. Tout était fort complexe et je ne trouvai rien de mieux que de me plonger dans le merveilleux univers de la rigueur et de la concentration. Lors de l’une de mes premières leçons, elle me dit: ´Don, vous êtes tellement jeune et maintenant tout vous sera facile. Pouvez-vous mémoriser une mesure par jour?ª Je répondis que oui, bien sûr. Elle dit alors: ´Très bien, vous serez mon élève pour deux ans. Aujourd’hui, nous commencerons avec cette première mesure.ª Elle ouvrit alors le Livre I du Clavier bien tempéré et me demanda de jouer le simple Prélude en do majeur. Je me dis: ´Ah! la musique ne sera pas compliquée s’il suffit de mémoriser quelques notes par jour!ª Inutile de dire que chaque fois, après une trentaine de jours, ma mémoire flanchait. Je ne fus pas à la hauteur de ses grandes attentes, mais j’amorçai le long et enrichissant parcours vers la connaissance de la musique.

Il est tentant d’idéaliser un professeur aussi influent et puissant. De nombreux élèves ont quitté ses classes défaits, déprimés et épuisés. ´Je suis votre degré de tension le plus élevé, disait-elle. Écoutez-le en vous-même.ª La rigueur, la concentration, l’exactitude et l’attention n’étaient que les premières assises du succès dans la vie d’un musicien. ´Il existe trois catégories de demandes des étudiants: ceux qui sont sans argent et sans talent – je ne les prends pas; ceux qui ont du talent, mais pas d’argent – et je les prends; enfin, ceux qui ont et du talent et de l’argent – ceux-là, ils ne sonnent pas chez moi.ª

Dans l’un de ses derniers articles, elle écrivait: ´Certains croient que les jeunes compositeurs d’aujourd’hui cherchent à éviter la consonance. Mais qu’appelle-t-on consonance? Rappelons-nous que lorsque Debussy était petit garçon, le secrétaire du Conservatoire lui a demandé un jour s’il avait fini d’empoisonner les oreilles de ses amis avec toute cette dissonance. Debussy, âgé de 12 ans, lui répondit: "M. le Secrétaire, la dissonance, c’est aujourd’hui. La consonance, cela viendra demain."ª

Je me demande souvent ce que ´cette femme au bout du couloirª penserait de la consonance que de la dissonance au XXIe siècle. Visionnaire ancrée dans les traditions les plus conservatrices, elle aimait Bach et Debussy. Elle ramena Monteverdi à la vie après des siècles de sommeil. Elle a semé et accordé les nuances de la pensée en musique.

´Il n’y a rien de comparable à la musique. Lorsqu’elle nous isole du temps, elle a accompli plus pour nous que ce que nous sommes en droit d’espérer. Elle a élargi les limites de nos tristes vies. Elle a éclairé la douceur de nos propres heures de bonheur en effaçant les mesquineries qui nous diminuent. Elle nous ramène à la pureté et à la nouveauté.ªn

[Traduction: Alain Cavenne]

 

Don Campbell est l’auteur de 9 livres publiés en 15 langues, comprenant The Mozart Effect, The Mozart Effect for Children et Master Teacher, Nadia Boulanger. Il siège aux conseils de la Boulder Philharmonic et du American Music Research Center.

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